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à peine ridée par le vent du Sud. « Que d’autres précurseurs on pourrait signaler, en remontant jusqu’à Shakspeare, jusqu’à Homère et la Bible ! Lisez, à ce point de vue, son chef-d’œuvre, Faust : sur le canevas de la légende du XVIe siècle, court la pensée de Rousseau, la lassitude de l’homme accablé de civilisation et de science, qui aspire à la primitive simplicité de nature ; le prologue est un souvenir de Job, telles scènes sont empruntées à Calderon, à Marlowe, à diverses pièces de Shakspeare… L’œuvre entière de Goethe est comme un confluent de toutes les littératures ; tous les genres y sont représentés, idylle, épopée, roman, ballade, drame et tragédie,.. elle est une littérature complète, avec sa jeunesse romantique, son âge classique, sa décadence byzantine. On pourrait s’appuyer de l’exemple de Goethe pour établir que l’imitation est la première loi de l’art, — lorsqu’on y ajoute la personnalité du génie.

En des formes si variées son œuvre n’est qu’une vaste confession, un reflet changeant de sa nature de Prêtée. Il est le mélancolique, l’isolé Werther, habile à se torturer lui-même, l’inconstant Wilhelm, sans patrie, sans famille, mêlé à la foule, et qui fait sur des planches de théâtre l’apprentissage du monde. Il est le sage Jarno, le passionné Édouard, le Faust inassouvi, Méphistophélès l’esprit de sarcasme et d’universelle négation, le Titan Prométhée et l’Olympien « qui plane au-dessus de l’humanité comme un spectateur désintéressé des choses humaines[1]. » Pour définir le caractère et l’esprit d’un Goethe en sa libre diversité, il faut employer des mots contradictoires : calme et gravité, ennui, agitation, enthousiasme, ironie, morgue officielle et compassée, activité pratique, contemplation sereine, intuition, réflexion, rêve, mystère et clarté. Comme les Anglais le disent de Shakspeare, Goethe possède une « myriade d’âmes. »

Sur une mer aussi ondoyante et agitée, s’étend dans l’esprit de Goethe un ciel d’une sérénité sans nuage : sa longue existence offre l’exemple d’une continuité de bonheur qu’il a été donné à peu de mortels de goûter, car toute destinée heureuse dépend du frêle accord des sentimens instables et des jeux imprévus de la fortune. Et d’abord pour un Goethe l’horizon de l’existence ne dépasse point cette vie mortelle ; il ne cherche pas au-delà : « j’enferme toutes mes prétentions dans le cercle de la vie ; » et dans ce cercle borné il trouve un champ d’activité immense à parcourir. Être actif sans aucune cesse, c’est là une condition première ; s’efforcer de connaître les buts que la nature poursuit obscurément en nous et les atteindre si l’on peut. Mais, comme il y a des aspirations que nous sommes impuissans à satisfaire, et que nos désirs

  1. Mme de Staël.