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plus rien. La société des belles juives de Berlin et des coryphées de l’école romantique, des Rahel, des Henriette Herz, des Schlegel, des Dorothée Veit, des Schleiermacher, se groupe de même et s’enlace selon les affinités électives. L’amour en France, au XVIIIe siècle, parmi les classes oisives et lettrées, penche d’ordinaire vers la vanité mondaine, la légère et spirituelle gaminerie de souper et de boudoir ; l’amour allemand (le fond d’ailleurs restant le même) est comme une débauche de sentiment ou de mélancolie, de poésie et d’idéal[1].

Mais, ne l’oublions point, l’influence littéraire s’est exercée en Allemagne sur un monde infiniment plus restreint qu’en France. Dans les deux pays, l’état social comme l’état matériel ne se peuvent comparer. De l’autre côté du Rhin, point de capitale où la richesse afflue, où l’élégance et la politesse règnent en souveraines. Si l’on excepte la société juive de Berlin, aux derniers jours du siècle rien ne rappelle de près ou de loin nos salons, le monde de Mme Geoffrin, de Mme Du Deffand, de Mlle de Lespinasse. Les petites cours des muses allemandes, Darmstadt, Weimar, Gotha, Meiningen, quelques châteaux hospitaliers, tels que celui du comte Stadion, émergent comme des îlots microscopiques au sein d’une mer d’engourdissement provincial où la vie s’écoule entre les ambitions mesquines, les rancunes sans fin, les commérages éternels. Effacée dans l’obscurité de la famille, la ménagère allemande, la deutsche Hausfrau, raccommode le linge, met la main à la cuisine et fait enfant sur enfant. Cette existence étroitement bornée, mais saine, industrieuse, économe, où règne l’esprit de famille, où la morale est excellente, a aussi ses joies intimes et discrètes, du bonheur et des plaisirs à peu de prix[2]. Aux jours de fête, la maison s’anime ; jeunes gens et jeunes filles couronnent la table commune ; le repas achevé, on joue une fugue de Bach, une sonate de Kuhnau ; on chante un Lied, puis un autre, on danse un menuet au clavecin et la soirée se termine aux sons cadencés de la gigue et de l’allemande.

J. Bourdeau.

  1. Voir, par exemple, la correspondance amoureuse de Rahel : Aus Rahel’s Herzensleben.
  2. Rien ne saurait rendre plus présens et plus vivans les Allemands du XVIIIe siècle que les estampes et les tableaux de Daniel Chodowiecki, cet excellent peintre de la vie bourgeoise, par exemple, le Voyage à Dantzig, 1773, récemment publié à Berlin en fac-simile par Amsler et Ruthardt. Cette suite de dessins, si spirituels, expriment toute la simplicité des habitudes provinciales, la paix des horizons bornés. En les comparant aux estampes de nos maîtres français, de Moreau ou de Beaudoin, on a sous les yeux le contraste des caractères et des mœurs.