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Ranke éprouvait un plaisir tout particulier à explorer les dessous cachés des affaires humaines, et ce fut peut-être Commines qui lui donna ce goût. Soit qu’il nous révèle les ambitions mystérieuses et les menées souterraines du comte de Saint-Pol, connétable de France, soit qu’il nous explique pourquoi les Anglais attachaient tant de prix à la possession de Calais, il nous instruit plus en dix lignes que tel autre en dix pages. Quand il nous apprend que Warwick, en guerre avec son roi, fut détourné par les gros marchands de Londres de tenter un coup de main sur Calais, il nous ouvre un jour sur la politique anglaise, accoutumée, dès le XVe siècle, à compter avec les intérêts du commerce : «Calais est l’étaple de leurs laines, et est chose presque incroyable pour combien d’argent il y en vient deux fois l’an, et sont là attendant que les marchands viennent, et leur principale décharge est en Flandres et en Hollande. Et ainsi ces marchands aidèrent bien à conduire cet appointement et à faire demeurer ces gens que monseigneur de Warwick avoit. » Dix lignes lui suffisent aussi pour nous expliquer que les Français aient perdu le royaume de Naples plus vite encore qu’ils ne l’avaient conquis. À peine s’en étaient-ils emparés, « tout se mit à faire bonne chère, et joutes et fêtes, et entrèrent en tant de gloire qu’il ne sembloit point aux nôtres que les Italiens fussent hommes. Et crois bien que le peuple de soi ne se fût pas tourné, combien qu’il soit muable, qui eût contenté quelque peu de nobles ; mais ils n’étoient recueillis de nul, et leur faisoit-on des rudesses aux portes. À nul ne fut laissé office ni état, mais pis traités les Angevins que les Arragonais… Tous états et offices furent donnés aux Français, à deux (ou à trois. » Et voilà comme en quelques jours une mauvaise politique réduit à rien les profits de la plus brillante campagne.

Ranke avait lu et médité profondément Commines. Plus tard il a de pouillé, avec le soin que l’on sait, les correspondances inédites des envoyés vénitiens, et il en a tiré de précieux renseignemens. Il avait une préférence pour les rapports des diplomates, qu’il considérait comme les plus sûrs des témoins, quand ils ont de bons yeux, et lui-même, quoiqu’il n’ait jamais rempli aucune mission, c’est en diplomate qu’il a écrit l’histoire. Il semble, en lisant ses livres, qu’il ait été jadis accrédité auprès du pape Jules II, du sultan Soliman, des rois d’Espagne et de France, qu’il ait passé de longues années à Constantinople, à Vienne, à Rome, à Madrid, s’appliquant à surprendre les secrets des cours, déchiffrant les visages, commentant les paroles et les silences, suppléant, par sa pénétration, à ce qu’on refusait de lui dire. Il n’a pas seulement la sagacité qu’on peut attendre d’un bon ambassadeur, il a toutes les qualités de l’emploi et l’esprit du métier : le calme, le sang-froid, la parfaite distinction, le langage sobre et mesuré. Toujours