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maître de lui, il s’échauffe rarement et ne rit jamais; mais on voit glisser quelquefois sur ses lèvres fines un sourire mélancolique, lorsqu’il lui arrive de constater qu’il y a dans les coulisses de ce grand théâtre, où se jouent les destinées des rois et des peuples, de mystérieuses puissances, des Parques blotties dans l’ombre, qui, indifférentes à nos craintes comme à nos désirs, dérangent les projets les mieux concertés, font avorter les entreprises les mieux combinées et s’amusent souvent à perdre les hommes par ce qui devait les sauver, ou à les sauver par ce qui devait les perdre. Comme le disait Commines, à propos de la paix de Conflans: « Il n’y eut jamais de si bonnes noces qu’il n’y en eût de mal dînes ; les uns firent ce qu’ils voulurent, et les autres n’eurent rien. » Ainsi vont les choses de ce monde.

Aucun historien ne fut plus étranger que Ranke à toute espèce de fanatisme. Il goûtait peu les jésuites, il goûtait beaucoup moins encore les jacobins; mais il comprenait fort bien qu’un très honnête homme pût être jacobin ou jésuite, et, s’il avait raconté l’histoire de Robespierre, il l’aurait traité avec autant d’égards qu’il en a témoigné à Ignace de Loyola. Il faut lui savoir d’autant plus de gré de sa grande et généreuse liberté d’esprit qu’il ne se piquait point d’être libéral en politique et en religion. Il passait au contraire à Berlin pour un conservateur endurci, collet monté, ayant des attaches avec la Gazette de la croix et toutes les opinions qu’il convient d’avoir quand on est l’historiographe officiel de la maison de Prusse. Mais le vent souffle où il lui plaît, et tel libéral n’a pas l’esprit assez libre pour rendre justice aux choses et aux hommes qui lui déplaisent.

Au demeurant, il y a dans tous les hommes vraiment supérieurs un fond de secrète ironie; ils ont leurs croyances, ils n’en sont pas les prisonniers. Dans les dernières lignes de son Histoire des papes, Ranke nous laisse entrevoir, sous une forme discrète, qu’un temps viendra où toutes les haines religieuses s’apaiseront sous l’empire d’une religion sans légendes, sans formules et sans dogmes. C’étaient là des mots qui lui échappaient en écrivant; il les rattrapait dans la conversation : la simplicité de la colombe s’allie quelquefois à la prudence du serpent. Mais, quelque pieux attachement qu’il eût voué au roi Frédéric-Guillaume IV, il s’est permis de dire que, en 1849, son souverain lui fit l’effet d’un étudiant qui a manqué ses examens; quelque respect qu’il eût pour Luther, il n’a point dissimulé ses faiblesses ; il avait du goût pour les grands papes, et personne n’a mieux montré que lui toute la part qui revient à la politique et aux intérêts dans le succès de la réforme en Allemagne. Un jour, un protestant très zélé, auteur d’une histoire de la réformation où respire la passion confessionnelle, rencontra Léopold Ranke dans un congrès et lui dit avec une orgueilleuse