Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/792

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvoirs qui, du haut en bas de l’échelle politique, exercent leur action sur le pays? Enfin le cabinet de Fès est une institution tellement grotesque qu’à peine vaut-il la peine d’en faire mention. J’ai vu des Européens très surpris que des millions d’hommes, qui ne sont pas absolument sauvages, pussent vivre ainsi à l’aventure, sans rien de ce que nous regardons comme indispensable à la vie civilisée. Ils s’étonnaient que le Maroc subsistât, pour ainsi dire à l’état dénature, dans une parfaite anarchie, au sens le plus strict du mot; à chaque instant, ils croyaient qu’un édifice aussi dépourvu de fondemens, de contreforts, d’appuis et de soutiens, construit sans aucun respect des règles les plus simples de l’architecture et des lois les mieux établies de l’équilibre, ne saurait durer tel quel au milieu du monde moderne : « — Il va crouler, disaient-ils; il est impossible qu’il ne croule pas ! » — Cette illusion a été partagée par bien des diplomates habitués à l’Europe d’aujourd’hui et qui, trop ignorans ou trop oublieux de l’histoire, ne songeaient plus que l’Europe du passé a traversé des périodes pendant lesquelles elle ressemblait à s’y méprendre au Maroc contemporain. Une longue fréquentation des Arabes m’a préservé de tomber dans la même erreur. Les Arabes sont et ont toujours été incapables de créer et de maintenir ce que nous appelons une organisation politique ; le désordre paraît être l’élément naturel de leur existence sociale, de même que le caprice, la fantaisie, le hasard, paraissent être les conditions de leur art. Aussi me suis-je beaucoup plus appliqué à rechercher au Maroc des renseignemens sur les mœurs privées du sultan et de son entourage que des informations sur la nature, l’étendue et le fonctionnement de leur autorité. Sur ce dernier point, je savais d’avance à quoi m’en tenir; sur l’autre, au contraire, j’avais beaucoup à apprendre, et j’ai appris en effet des choses assez amusantes pour être rapportées.

Il ne faut jamais oublier, si l’on veut comprendre la manière de vivre du sultan, qu’il est avant tout, par-dessus tout, un chef religieux. Son vrai métier est d’être pontife. Guerrier, il l’est par goût; ses ancêtres ne l’étaient pas, personne ne le leur reprochait : pontife, il l’est par naissance, par obligation aussi bien que par droit, et, s’il voulait cesser de l’être, on le verrait immédiatement chassé du trône par un chérif plus saint que lui. Tout en lui est donc réglé par la religion, tout est subordonné à la religion. Malgré ses prétentions au califat, le sultan de Constantinople ne se regarde pas comme astreint à d’incessantes pratiques religieuses. Il va le vendredi à la mosquée, il fait le jeûne du ramadan, et c’est tout. Dans son palais, il agit à sa guise, sans se tourmenter des prescriptions de Mahomet, que personne n’est scandalisé de lui voir enfreindre. Il reçoit des chrétiens, il a de longs rapports avec eux, il se lève à leur approche, il les invite à dîner à sa table, il leur marque publiquement de la considération