Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/828

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m’arriver ; je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement ; » mais enfin le mouvement est le même de part et d’autre. Enfin, l’on sait combien de fois Pascal a signalé l’incapacité de l’homme à se renfermer en soi, à vivre d’une vie intérieure, et le besoin frivole de divertissemens. Bossuet exprime la même vérité presque dans les mêmes termes : « Nous ne pouvons converser avec nous-mêmes ; nous ne voulons pas penser à nous-mêmes ; en un mot, nous ne pouvons nous souffrir nous-mêmes, car est-il rien de plus évident que nous sommes toujours hors de nous ? Je veux dire que nos occupations et nos exercices, nos conversations et nos divertissemens nous attachent continuellement aux choses externes et qui ne tiennent pas à ce que nous sommes. »

Cette idée conduit Bossuet à une autre pensée qui lui appartient peut-être plus en propre, parce qu’il y revient souvent et en termes énergiques : c’est l’ignorance de l’homme sur lui-même, c’est la faiblesse de ce cœur humain « aussi aveugle et aussi trompeur à lui-même qu’aux autres. » Au moins semble-t-il qu’ici Bossuet se rencontre plutôt avec La Rochefoucauld qu’avec Pascal. Comparez avec les célèbres maximes le passage suivant : « Nous nous voyons de trop près : l’œil se confond avec l’objet... Nous ne voulons pas nous connaître, si ce n’est par les plus beaux endroits. Nous nous plaignons du peintre qui n’a pu couvrir nos défauts ; et nous aimons mieux ne voir que notre ombre et notre figure, si peu qu’elle semble belle, que notre propre personne, si peu qu’il y paraisse d’imperfections. Cette ignorance nous satisfait. »

On voit par ces citations qu’à titre de moraliste philosophe, Bossuet peut être placé à côté de ceux qui portent ce titre dans notre histoire littéraire. Que si on eût publié des extraits de ses sermons, des fragmens de son œuvre oratoire ou de ses ouvrages théologiques, nous pourrions avoir des pensées de Bossuet, comme nous avons des pensées de Pascal, non moins profondes et non moins éloquentes et qui, en bien des points, auraient l’avantage de l’antériorité. Quoique l’arrière-fond en fût chrétien, la philosophie profane aurait encore à profiter de ce livre et y trouverait son bien, comme dans Pascal et La Rochefoucauld. La nature humaine, en général, la vie et la société y seraient saisies au vif aussi bien que par ces grands misanthropes, et peintes de couleurs aussi vives et aussi tranchées. C’est ce que la suite de cette étude va nous démontrer.