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les confidences du confessionnal, la puissance de l’amour. Il sait ce que peut faire entreprendre, dit-il, l’amour de la gloire, l’amour des richesses, et tout ce qui porte le nom d’amour. Il sait que «l’amour peut remuer le cœur des héros » et y soulever des tempêtes. Il sait que cette passion est si touchante « qu’au théâtre elle est changée artificieusement en vertu. » Il comprend merveilleusement, tout en en ayant horreur, les séductions du théâtre qui nous représentent « ces passions délicates dont le fond est si grossier. » Pourquoi aime-t-on le théâtre ? « c’est qu’on y joue sa propre passion. » Que veut, en effet, un Corneille dans son Cid, sinon qu’on aime Chimène, qu’on l’adore avec Rodrigue, et, en général, que l’on soit épris des belles personnes, «qu’on les serve comme des divinités. » En un mot, on représente au théâtre ces passions « avec tous leurs agrémens empoisonnés, et toutes leurs grâces trompeuses. » Mais quelque effort que l’on fasse pour ôter de l’amour « le grossier et l’illicite, » il en est inséparable ; et le fond en est toujours « la concupiscence de la chair. »

C’est ce fond qui cache à Bossuet ce qu’il peut y avoir de beau et de noble dans cette passion suspecte et dangereuse. Il n’y voit, il n’y veut voir qu’une concupiscence ; et il n’en parle jamais qu’à ce point de vue. C’est ici qu’on peut demander si le célibat ne ferme pas les yeux de ce grand homme sur un des sentimens les plus élevés de la nature humaine. Quel qu’en soit le fond, ce fond n’en donne pas moins naissance à deux affections admirables, sans lesquelles l’homme est un être incomplet et mutilé : l’affection conjugale, et l’affection paternelle ou maternelle. Comment ces deux sentimens naîtraient-ils en nous sans ce fond grossier dont on parle avec tant de mépris ? n’est-ce pas le cas de dire, comme dans les Femmes savantes : « Bien vous en prend, ma sœur... » Oubliez les dérèglemens (toutes les passions ont les leurs) ; ne considérez que le sentiment lui-même : quoi de plus légitime qu’une affection qui se termine au mariage et qui se continue après ? Que sera-ce que le mariage lui-même, si on en retranche l’inclination, si ce n’est précisément un lien grossier, ou une combinaison d’intérêts ? Sans doute, le devoir est au-dessus de l’inclination ; mais pourquoi les mettrait-on en conflit? Et d’ailleurs cela est vrai de toutes nos autres passions, et alors pourquoi ne pas les proscrire toutes? Si l’on était soi-même un moraliste aussi malveillant que La Rochefoucauld, ne verrait-on pas, dans ces invectives contre l’amour, une secrète envie, une irritation jalouse contre ceux qui peuvent jouir d’un bien qui nous est interdit, et peut-être le regret inconscient de la nature mutilée ?

Toutes ces réserves faites, avec quelle force et quelle profondeur