Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/861

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On se console, parce qu’on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains du matin au soir, quelques fruits qu’on perd en les goûtant : enchantement ! Toujours entraîné, tu approches du gouffre affreux ; déjà tout commence à s’effacer, les fleurs moins brillantes, les couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires : tout se ternit, tout s’efface. On commence à sentir l’approche du gouffre fatal. Mais il faut aller sur le bord : encore un pas. Déjà l’horreur trouble les sens ; la tête tourne, il faut marcher. On voudrait retourner en arrière ; plus de moyens. Tout est tombé, tout est évanoui, tout est échappé. »

L’écoulement du temps, sur lequel pleurait déjà Héraclite, a été de tout temps le thème général de l’éloquence chrétienne : Bossuet, en reprenant ce lieu-commun, y ajoute les couleurs les plus énergiques et les plus superbes. « Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas! si je la retourne en arrière, quelle nuit effroyable où je ne suis plus! et que j’occupe peu de place dans cet abîme immense du temps! Je ne suis rien; un si petit intervalle n’est pas capable de me distinguer du néant ! on ne m’a envoyé que pour faire nombre ; encore n’avait-on que faire de moi, et la pièce n’en aurait pas moins été jouée quand je serais demeuré derrière le théâtre. »

Dans ce cours fluide et incessant du temps, il y a pour chacun de nous des phases et des étapes qui partagent en actes distincts le drame de la vie. Parcourons-les rapidement avec Bossuet. Comme dans la vie aussi, nous rencontrerons chemin faisant dans ses peintures quelques fleurs pleines de poésie et d’éclat ; mais elles passeront vite ; et, comme dans la vie encore, nous finirons par les tableaux les plus noirs et les plus repoussans.

Voici la première scène : c’est la naissance. Bossuet n’a rien de mieux à faire que de reprendre les admirables plaintes, si connues, de Lucrèce et de Pline ; et nous devons dire qu’il ne les surpasse pas : « Nous commençons tous notre vie par les mêmes infirmités ; nous saluons tous, en entrant au monde, la lumière du jour par nos pleurs ; et le premier air que nous respirons nous sert à tous indifféremment à pousser des cris. » Voici maintenant la suite de ce premier acte ; voici l’enfance. Bossuet ne s’attendrira-t-il pas un instant, n’adoucira-t-il pas la voix, ne trouvera-t-il pas quelques mots heureux et naïfs pour peindre cet âge charmant, cette grâce éphémère, cette légèreté de vie, ce jeu de la nature, cette richesse de mouvemens, cette beauté de formes qui fait de l’enfant avec l’oiseau une si ravissante merveille de la création ? j’ai entendu dire un jour à ce sujet un mot charmant à une femme d’esprit, et,