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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/942

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Murs noircis par les ans, coteaux, sentiers rapides,
Fontaine où les pasteurs, accroupis tour à tour,
Attendaient goutte à goutte une eau rare et limpide,
Et, leur urne à la main, s’entretenaient du jour,

Chaumière où du foyer étincelait la flamme,
Toit que le pèlerin aimait à voir fumer,
Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer?


Oui, sans doute, ils en ont une; et c’est à un grand poète une grande infériorité que de ne l’avoir pas connue; et c’est celle d’Hugo en comparaison de Lamartine. Tandis qu’Hugo n’a vu la nature qu’avec les yeux du corps, en touriste ou en passant, que l’on peut même douter s’il l’a comprise ou aimée autrement qu’en artiste, qu’il l’a presque profanée dans ses Chansons des rues et des bois, Lamartine l’a vue avec les yeux de l’âme, l’a aimée jusqu’à s’y confondre, quelquefois même jusqu’à s’y perdre, et l’a aimée tout entière, — « sol sans ombre » et « cieux sans couleurs » et « vallons sans ondes, » — sous ses plus humbles aspects comme sous les plus brillans ou les plus majestueux. Il est donc chez nous le poète de la nature, le seul peut-être que nous ayons, en tous cas le plus grand, et il l’est pour n’avoir pas appris à décrire la nature, mais pour avoir commencé par la sentir. C’est la sincérité de ses impressions qui en fait non-seulement la profondeur ou l’intimité, mais encore, dans notre poésie, la presque unique originalité. Et la sincérité de ses impressions, à son tour, il la doit pour une large part à son éducation ; cette éducation que l’on reçoit involontairement des choses, et qui fait, en chacun de nous, le fond durable et persistant de tout ce que nous sommes.


J’aimais les voix du soir dans les airs répandues,
Le bruit lointain des chars gémissant sous leurs poids,
Et le sourd tintement des cloches suspendues
Au cou des chevreaux, dans les bois.
………………….


C’est grâce encore à cette éducation qu’il a pu mettre jusque dans la poésie la plus familière un accent également unique de noblesse et d’intimité. Rien n’est plus rare en français que d’être éloquent sans s’égarer dans la déclamation, si ce n’est d’être familier sans tomber dans la platitude; et je ne vois guère que Lamartine qui y ait réussi. A cet égard, et puisqu’il n’y a pas de mot aujourd’hui qui loue davantage, nos jeunes devraient bien savoir que Jocelyn est ce qu’ils appelleraient un véritable tour de force. En restant poète, et grand poète, avec les mots de la langue ordinaire, — quoique non pas toujours sans quelques périphrases ou quelques métaphores dont son éducation