profonde pour qu’on vît à peine, à deux pas devant soi, le chemin qu’il fallait suivre. J’y entrais résolument, et je faisais ainsi quelques vingtaines de mètres ; mais, malgré moi, plus je m’enfonçais dans l’ombre, plus la peur me dominait, peur absolument incompréhensible, puisqu’il n’y avait là à coup sûr aucun péril. Je cherchais vainement à triompher de ce sentiment déraisonnable, et je pouvais bien marcher ainsi dans l’ombre pendant près d’un quart d’heure. Mais cette promenade n’avait rien d’agréable, et, malgré moi, quand je revoyais, par une échappée, la clarté du ciel, je sentais un certain soulagement, et il me fallait faire un énorme effort de volonté pour ne point presser le pas.
Ma peur était donc tout à fait sans cause ; je le savais, et, malgré cela, je l’éprouvais tout aussi forte que si elle eût été rationnelle. À quelque temps de là, j’ai voyagé la nuit, seul avec un guide en qui je n’avais aucune confiance, dans les montagnes du Liban ; certes le danger y était bien plus grand qu’aux environs de Bade ; mais je n’avais aucun sentiment de frayeur.
Le seul moyen de combattre la peur, c’est l’habitude. Je l’ai employé avec succès dans le cas que je mentionnais tout à l’heure. D’abord je ne pouvais pas sans un grand sentiment de peur entrer dans la forêt ; puis je m’imposai de faire tous les jours une centaine de pas de plus, si bien qu’à la fin je restais sans être effrayé jusqu’à minuit dans la forêt complètement sombre. Mais ce n’est pas sans un long exercice que je suis arrivé à triompher ainsi de moi-même. Il n’a pas fallu moins de deux mois, presque tout le temps de mon séjour là-bas, pour arriver à l’indifférence ; et je crois bien que maintenant, ayant perdu l’habitude de marcher tout seul la nuit dans une forêt complètement sombre, je ne serais pas sans éprouver quelque frayeur.
Le seul moyen efficace pour avoir raison de la peur, c’est l’habitude. Il en est des émotions morales comme de l’exercice musculaire. Pour être un bon marcheur, il faut être entraîné. On fera, je suppose, le premier jour 10 kilomètres, le second jour 11 kilomètres, et ainsi de suite. En augmentant tous les jours d’un kilomètre ou d’un demi-kilomètre, en deux mois, on arrivera à faire, sans se fatiguer, 50 kilomètres par jour. Montaigne raconte quelque part la plaisante histoire d’une femme qui prit sur ses épaules un jeune veau qui venait de naître et le porta ainsi pendant une demi-lieue. Tous les jours elle faisait ce trajet avec le même veau, et elle pouvait le porter encore alors qu’il était devenu un bœuf. Je ne garantis pas la vérité du fait ; et je ne crois pas que l’entraînement arrive à faire dépasser à nos muscles certaines limites de puissance, mais, par l’exercice et l’habitude, il est incontestable