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et la nuit, toutes sortes de visions enfantines et terribles passaient dans ses songes. Les plus sévères prescriptions de la règle bénédictine se rapportent aux relations des moines avec les choses extérieures. Le moine ne doit s’entretenir ni des événemens publics, ni des guerres, ni des partis, ni des joies ou des vanités du siècle, ni des étrangers, ni de ses propres parens. Son visage ne sera jamais ni triste, ni souriant et n’exprimera que la sérénité froide de l’homme qui s’est couché à demi déjà dans la paix de sa tombe. Ils avaient retrouvé Dieu pour eux-mêmes, mais ils ne savaient ou n’osaient pas le rendre aux foules et ramener leurs frères du dehors au Père céleste. Leurs voix se répandaient en psalmodies nocturnes sous les voûtes romanes de leurs églises, mais ne descendaient plus jusqu’aux oreilles des vivans.

Et encore cette conception idéale du premier monachisme recevait-elle chaque jour de la réalité les plus étranges démentis. Les moines étaient entrés nécessairement, comme l’église séculière, dans le régime féodal ; les abbés devinrent comtes au même titre que les évêques. Les abbayes italiennes furent en outre obligées, plus qu’ailleurs en Europe, à la vie militante. Après les Hongrois et les Arabes, les évêques, les barons et les empereurs les pillèrent et les brûlèrent sans merci. Subiaco, la maison de saint Benoît, eut à se défendre pendant plusieurs siècles contre les évêques de Tivoli et les comtes de la Sabine ou du pays de Préneste. Le Mont-Cassin, la Cava de Salerne, étaient des châteaux forts bénédictins qui surveillaient tour à tour, du haut de leurs rochers, les Sarrasins, les barons romains, les aventuriers normands, les princes souabes. En 1192, le Mont-Cassin prenait parti pour Henri VI contre le pape, et tous ses moines se voyaient excommuniés. La puissance gâta de bonne heure les cénobites et la richesse les corrompit d’une façon plus triste qu’elle n’avait fait pour les seigneurs laïques. Au temps même de la réforme de Cluny, qui arrêta la ruine de l’ordre de Saint-Benoît, les moines de Farfa, en Sabine, l’un des plus opulens monastères féodaux de l’Italie, empoisonnaient leur abbé, saccageaient le couvent, et vivaient en joyeux bandits. Plus tard, ils accueillaient Henri IV et le soutenaient en dépit des anathèmes de Grégoire VII. Tous les efforts des papes et des abbés pour rétablir la règle en sa pureté première, ramener les moines à la prière perpétuelle, au travail des mains, à l’abstinence, échouaient par l’effet des conditions temporelles du monachisme. C’est alors que les âmes délicates, amoureuses de silence, cherchèrent, au-delà de l’institution monacale, des retraites meilleures pour la vie contemplative. Aux Xe et XIe siècles, la pineta de Ravenne, les solitudes d’Agubbio, de Vallombreuse, de la Sila Calabraise, et le Mont-Gargano, l’Athos