Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/121

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’Occident, se peuplèrent d’ermites. Plusieurs, tels que saint Romuald, le fondateur des camaldules, et saint Nil, l’hégoumène grec de Calabre, eurent un grand renom dans toute la chrétienté. Quelques-uns, tels que Pierre Damien, revinrent parfois à l’église séculière pour la discipliner. Ce monachisme transcendant durait encore en Italie à la fin du XIIIe siècle.

Or, peu d’années avant l’apparition de François d’Assise, ce monde d’anachorètes produisit une tentative de rénovation religieuse qui, parfaitement orthodoxe en son principe, n’en contenait pas moins le germe d’une audacieuse hérésie et eut sur les destinées de l’ordre franciscain vers le milieu du XIIIe siècle, une grave influence. Il s’agit du joachimisme, qui, altéré plus tard en vingt ouvrages apocryphes, exagéré par Jean de Parme et une foule de visionnaires, inquiéta, en 1253, l’Université de Paris, et s’appela quelques jours la doctrine de l’Évangile éternel. On attendit alors une troisième révélation, celle du Saint-Esprit, qui devait succéder à la loi du Fils comme celle-ci avait succédé à la loi du Père et mettre fin à l’église de Rome. Cependant, l’abbé Joachim n’avait pas vu si loin dans l’avenir ; et le prodigieux succès de son principal ouvrage, la Concorde du Nouveau et de l’Ancien Testament, a tenu surtout à l’état d’angoisse et de fièvre où se trouvait, à la fin du XIIe siècle, la chrétienté italienne. C’était un cistercien de Calabre, qui avait visité Jérusalem et le Thabor, s’était assis au bord du puits de Jacob, et méditait sans cesse sur l’évangile de saint Jean. Il était plein de cette idée, très ancienne dans le christianisme, et à laquelle Scot Érigène avait ajouté jadis une précision singulière, que Dieu n’avait pas dit son dernier mot aux hommes, qu’un jour le Paraclet, promis par le Sauveur lui-même, viendrait régénérer l’Église, et que la religion définitive, où l’on goûterait dès cette vie l’extase du paradis, serait l’adoration « en esprit et en vérité » entrevue par saint Jean. Le moyen âge crut rencontrer en Joachim le dernier des prophètes. Un matin, disait-on, dans le jardin de son couvent, un jeune homme, d’une beauté rayonnante, vint à lui et lui présenta un calice. Il y but quelques gouttes seulement et écarta le calice. « Ô Joachim, dit l’ange, si tu avais bu toute la coupe, aucune science ne t’échapperait ! » Il édifia donc, sur les monts de Calabre, comme en une nouvelle Patmos, l’église idéaliste de Flore, et prêcha au siècle finissant l’approche d’une évolution dernière des consciences, de l’âge de liberté, de contemplation et d’amour, venant après l’âge de la servitude filiale, de l’action et de la foi, comme celui-ci était venu après l’âge mosaïque de l’esclavage, de l’épreuve et de la crainte. « Le premier âge a été celui des esclaves, le second celui des fils, le troisième sera celui des