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III.


L’abbé Joachim venait à peine de mourir, et l’Italie, troublée par ses méditations sur l’Apocalypse, se préoccupait de l’Antéchrist et de la catastrophe qui devait précéder la béatitude promise par le prophète de Flore. Tout à coup, sur les campagnes d’Assise, de Pérouse, d’Agubbio, d’Orvieto, de Spolète, descendit un large rayon de soleil et comme la grâce exquise d’une matinée d’avril. Ces petites villes, que n’avait point touchées la civilisation supérieure de Florence, de Milan, de Venise, de Naples, et qui formaient encore, dans la région du haut Tibre, autour du lac de Trasimène, au fond du vieux désert étrusque de la Chiana, un monde isolé et candide, étaient un berceau excellent pour la renaissance religieuse. Le moyen âge s’était montré particulièrement rude pour ces contrées que les empereurs ne daignaient point protéger efficacement, et dont les papes avaient fait une enceinte fortifiée pour la défense du patrimoine ecclésiastique. Le régime communal n’y adoucissait point, comme dans les grandes cités, les ennuis de sa constitution par l’orgueil de la vie publique. La paix était précaire dans ces petits pays : Pérouse se battait contre Assise, les barons et l’église se disputaient sans cesse Orvieto, Spolète ou Narni. L’église était là moins présente qu’ailleurs ; le massif du Cimino semblait cacher Rome à l’Ombrie ; l’ordre de Saint-Benoît n’y avait point placé de monastère considérable ; le pape n’y paraissait qu’un maître féodal assez incommode. Aussi, au premier appel de saint François, des milliers d’âmes s’épanouirent. L’Italie n’avait jamais écouté un apôtre plus consolant. Il ne prêchait point l’ascétisme désespéré des moines et des ermites ; il ne bouleversait point la foi comme les missionnaires du catharisme ; il ne menaçait point les hommes d’une crise dans les consciences, comme avait fait Joachim ; il ne soulevait point une croisade contre la vieille église, comme avait tenté de le faire Arnauld de Brescia. On vit en lui, dès les premiers actes de sa vocation, un méridional, un Italien, un poète, ami du mouvement et de la lumière, ignorant de la tristesse, que jamais une pensée amère n’avait inquiété. Il faut se l’imaginer tel que ses disciples l’ont dépeint, avec sa figure fine et souriante, ses lèvres vermeilles, ses yeux noirs et étincelans, sa taille délicate, sa démarche leste, et non point avec ce visage émacié et cette mine lugubre qu’ont inventée sans aucun doute les artistes espagnols. Il est bien le fils d’un siècle d’action. Il croit que tout est bon ici-bas, la société et la nature. Il recherche passionnément le commerce de ses