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amis. Le premier a été l’âge des vieillards, le second celui des jeunes gens, le troisième sera celui des enfans. Le premier s’est passé à la lueur des étoiles, le second a été l’aurore, le troisième sera le plein jour. Le premier a porté les orties, le second les roses, le troisième portera les lis. Le premier a donné l’herbe, le second les épis, le troisième donnera le froment. Le premier est la Septuagésime, le second la Quadragésime, le troisième sera la fête de Pâques. Le premier âge se rapporte donc au Père, qui est l’auteur de toutes choses, le second au Fils, qui a daigné revêtir notre limon, le troisième sera l’âge du Saint-Esprit, dont l’Apôtre dit : Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. »

Ces paroles firent tressaillir l’Italie de la Sicile jusqu’aux Alpes. Toute la chrétienté, le saint-siège, les princes de l’Occident furent comme éblouis par la vision de Joachim. Et, cependant, cette ère de liberté et d’amour que cherchait anxieusement la péninsule, ce n’était point le rêveur de Flore qui devait l’ouvrir. Il répète sans cesse que la période du Saint-Esprit sera celle des moines, des solitaires, des illuminés, succédant à la période des clercs, de l’église séculière et temporelle ; en réalité, au lieu d’élargir l’église afin d’y embrasser la multitude des fidèles, il en ferme les nefs et n’y laisse plus de place que pour quelques saints agenouillés sous la lampe de l’autel. Il exalte le monachisme au moment même où l’Italie laïque constitue, en vue des intérêts du siècle, la commune bourgeoise, et abandonne pour toujours la conception que le moyen âge ecclésiastique avait eue de la société. Les lis qui ne filent point ne pouvaient être la fleur symbolique d’un monde dont l’activité pénétrait la Méditerranée, l’Europe et l’Orient. Joachim avait cédé à l’illusion de tous les réformateurs du passé, à l’erreur pour laquelle Arnauld de Brescia avait souffert le martyre. Il crut que Rome et le saint-siège étaient toute l’église, que l’église elle-même était toute la chrétienté et que de la tête seule dépendait la guérison du corps entier du christianisme. François d’Assise découvrit le secret que personne avant lui n’avait soupçonné. Il pressentit que le salut de la famille chrétienne, le salut des pasteurs comme celui du troupeau, serait l’œuvre des âmes, même des plus obscures, et que le christianisme refleurirait le jour où les consciences reviendraient librement aux vertus de l’âge évangélique. Il voulut non pas réformer Rome, mais réveiller en chaque chrétien l’homme intérieur et, par l’élan de tous les fidèles, entraîner l’église. C’est pourquoi, dans sa pauvre chapelle de la Portiuncule, il put célébrer, lui qui n’était point prêtre, la pâque de Joachim et convier la chrétienté universelle à la fête que son précurseur réservait seulement à l’élite des moines.