Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/145

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même leur propre église ; l’indépendance de la personne est si naturelle à ce christianisme que, dans la crise traversée par Rome entre Léon X et Paul III, une chapelle du Transtevère réunit tout à coup, en une communauté inattendue, avec des humanistes et des femmes lettrées, les cardinaux et les évêques les plus vertueux de la cour pontificale. « La loi du Christ, écrivit alors le cardinal Contarini, est une loi de liberté. Elle ne permet point le gouvernement d’un homme que meuvent d’innombrables affections. » L’Italie s’habitua donc à distinguer absolument, dans l’ordre des choses spirituelles, d’une part la foi chrétienne et de l’autre l’église. Un laïque tel que Dante n’a point parlé aux prélats et aux papes avec plus de liberté qu’une femme mystique, telle que sainte Catherine, avec plus de colère qu’un moine révolutionnaire, tel que Savonarole. Cet état des consciences est parfois périlleux ; il peut être commode, pour les âmes médiocres, d’échapper à la main du prêtre et de remettre la discipline de leur vie à la volonté paternelle de Dieu. Mais, si la morale chrétienne a pu souffrir, en Italie, d’une trop grande franchise de la religion individuelle, l’édifice même du christianisme a dû à ce régime de liberté d’y être inébranlable durant les jours les plus tristes de l’église. Les Italiens ont crié le mot de réformation pendant près de trois siècles, et jamais ils n’ont tenté sérieusement de faire la réforme. Savonarole a traité Alexandre VI et toute l’église séculière plus violemment que ne fit Luther lui-même pour Léon X ; il fut brûlé comme hérésiarque par un tribunal épiscopal ; mais il ne crut pas un seul instant qu’il se séparait de l’église, et il ne se doutait guère que l’irrémédiable schisme fût si proche. À quoi bon rompre avec des pasteurs dont on suit si fort à l’aise la houlette ? À quoi bon sortir pour toujours d’un sanctuaire où il est si facile de se réfugier en une chapelle intime, tout en jouissant de loin et à son gré de la poésie des rites séculaires ? Saint François rendit ainsi inutile à son pays l’œuvre de Luther. Je ne sais si Machiavel s’enrôla à Florence dans le tiers-ordre franciscain ou dominicain, mais il a laissé, dans ses Discours sur Tite Live, à la suite de jugemens sévères sur l’œuvre sociale et politique de l’église romaine en Italie, les lignes suivantes : « Il faut que les religions se rajeunissent en retournant à leur principe ; le christianisme serait tout à fait éteint si saint François et saint Dominique ne l’avaient renouvelé et ne l’avaient replacé dans le cœur des hommes par la pauvreté et l’exemple de Jésus-Christ ; ils ont ainsi sauvé la religion, que perdait l’église. »



Émile Gebhart.