trop peu, selon la science, pour vivre toujours individuellement.
Devons-nous donc consentir, de gaîté de cœur, au sacrifice définitif du moi, mourir sans révolte pour la vie universelle ? — Tant qu’il s’agit de soi, on peut encore marcher légèrement au sacrifice. Mais la mort pour les autres, l’anéantissement pour ceux qu’on aime, voilà ce qui est inacceptable aux yeux de l’homme, être pensant et aimant par essence. Le stoïcisme scientifique ou philosophique a beau répondre, avec Épictète, qu’il est « naturel » qu’un vase, étant fragile, se brise, et qu’un homme, étant mortel, meure. — Oui, mais reste à savoir si ce qui est naturel et scientifique doit suffire, comme le prétendaient les stoïciens, à contenter ma raison, mon amour. De fait, en aimant véritablement une autre personne, ce n’est pas la chose fragile que je cherche à aimer, ce n’est pas seulement le « vase d’argile ; » mais, dégageant l’intelligence et le cœur de cette argile dont Épictète ne veut point les séparer, je m’attache à eux comme s’ils étaient impérissables : je corrige, je transfigure la nature même ; je dépasse par ma pensée la brutalité de ses lois, et c’est peut-être là l’essence même de l’amour d’autrui. Et si ensuite les lois de la nature, après avoir paru un moment suspendues et vaincues par la force de mon amour désintéressé, le brisent violemment, quoi d’étonnant à ce qu’il s’affirme encore contre elles et à ce que je sois « dans le trouble ? » Ce n’est pas seulement de la peine que j’éprouve alors, c’est de l’indignation, c’est le sentiment d’une sorte d’injustice de la nature. La sérénité des stoïques n’a vu, dans toute douleur, qu’une affection passive de la sensibilité ; mais la douleur morale, c’est aussi la volonté luttant contre la nature et, comme ils le disaient eux-mêmes, travaillant, « peinant » pour la redresser. C’est même à ce titre que la douleur est bonne ; son rôle, ici-bas, est d’opposer sans cesse notre idéal moral et social à notre nature physique, et de forcer, par ce contraste, notre nature elle-même à se perfectionner. La douleur est le principe die toute évolution de la vie, et s’il existe quelque moyen de vaincre la mort, c’est sans doute à force de douleur que nous pourrons y parvenir. Nous avons donc raison de nous révolter contre la nature qui tue, si elle tue ce qu’il y a de meilleur moralement en nous et en autrui.
L’amour vrai ne devrait jamais s’exprimer dans la langue du temps. Nous disons : « j’aimais mon père de son vivant ; j’ai beaucoup aimé ma mère ou ma sœur. » Pourquoi ce langage, cette affection mise au passé ? Pourquoi ne pas dire toujours : « j’aime mon père, j’aime ma mère ? » l’amour ne veut-il pas et ne doit-il pas être un éternel présent ?