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que notre patrie ne sera pas immortelle comme nation, qu’elle aura sa période d’accroissement et de dissolution, que les obstacles qui séparent les peuples sont faits pour tomber ici et pour se relever là, que les nations sans cesse se défont, se refont et se mêlent. Pourquoi, lorsque nous aimons notre être individuel, ne consentons-nous pas à faire le même raisonnement et voudrions-nous le murer à jamais dans son individualité? Quand une patrie meurt, pourquoi un homme ne pourrait-il pas mourir? Si c’est parfois deviner l’avenir que de s’écrier en tombant dans la bataille : Finis patriœ ! n’est-ce pas le deviner aussi sûrement que de s’écrier, en face de sa propre dissolution: Finis individui ! Kosciuszko se serait-il reconnu à lui-même le droit de vivre lorsqu’il sentait se disperser toutes ces idées et ces croyances communes qui avaient fait la Pologne dans l’histoire, se déchirer cette patrie dont l’idée l’avait toute sa vie soutenu et avait fait le plus profond de sa vie même?

Une jeune fille de ma famille, se sentant mourir et déjà rendue muette par la mort, demanda par gestes un morceau de papier sur lequel elle commença à écrire, de sa main refroidie : «Je ne veux pas... » Brusquement la mort survint, brisant cette volonté qui cherchait à s’affirmer contre elle, avant même qu’elle eût pu trouver une formule : l’être pensant et l’expression même de sa pensée semblèrent anéantis du même coup ; la protestation de l’enfant, inachevée comme sa vie même, se perdit comme elle. C’est qu’on ne peut pas vouloir contre la mort, c’est qu’il est inutile de se raidir dans la grande chute finale. La seule supériorité de l’homme dans la mort consiste, au contraire, à la comprendre et à pouvoir même l’accepter en ce qu’elle a de rationnel : le roseau pensant de Pascal non-seulement peut, comme tout roseau, être contraint à plier, mais il peut volontairement s’incliner lui-même, respecter la loi qui le tue. Après la conscience de son pouvoir, un des plus hauts privilèges de l’homme, c’est de prendre conscience de son impuissance, au moins comme individu. De la disproportion même entre l’infini qui nous tue et ce rien que nous sommes, naît le sentiment d’une certaine grandeur en nous : nous aimons mieux être fracassés par une montagne que par un caillou ; à la guerre, nous aimons mieux succomber dans une lutte contre mille que contre un ; l’intelligence, en nous montrant pour ainsi dire l’immensité de notre impuissance, nous ôte le regret de notre délaite.

Vouloir éterniser l’individu, plus ou moins physique jusque dans son moral, c’est, aux yeux du savant, un dernier reste d’égoïsme. Le savant accepte la perspective même de la mort individuelle par une sorte de dévoûment intellectuel analogue à celui qui nous fait accepter la mort pour la patrie. Nous sommes individuellement