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que rêve et poursuit dès aujourd’hui l’amour, qui, étant lui-même une des grandes forces sociales, ne doit pas travailler en vain.

Si l’on suppose que l’union des consciences individuelles va sans cesse en se rapprochant de cet idéal, la mort de l’individu rencontrera évidemment une résistance toujours plus grande de la part des autres consciences qui voudront le retenir; et, en fait, elles retiendront d’abord de lui un souvenir toujours plus vivace, toujours plus vivant pour ainsi dire. Le souvenir, dans l’état actuel de notre humanité, n’est qu’une représentation absolument distincte de l’être qu’elle représente, comme une image qui resterait frissonnante dans l’éther en l’absence même de l’objet reflété. C’est qu’il y a encore absence de solidarité intime et de communication continue entre un individu et un autre. Mais on peut concevoir une image qui se distingue à peine de l’objet représenté, qui soit ce qu’il y a de lui en moi, qui soit comme l’action et le prolongement d’une autre conscience dans ma conscience. Ce serait comme une partie commune et un point de contact entre les deux moi. De même que, dans la génération, les deux facteurs arrivent à se combiner en un troisième terme, leur commun représentant, de même cette image animée et animante, au lieu de demeurer passive, serait une action entrant comme force composante dans la somme des forces collectives ; ce serait une unité dans ce tout complexe existant non-seulement en soi, mais pour soi, qu’on nomme une conscience.

Dans cette hypothèse, le problème serait d’être tout à la fois assez aimant et assez aimé pour vivre et survivre en autrui. Le moule de l’individu, avec ses accidens extérieurs, sombrerait, disparaîtrait comme celui d’une statue : le dieu intérieur revivrait en l’âme de ceux qu’il a aimés, qui l’ont aimé. Un rayon de soleil peut conserver pour un temps, sur un papier mort, les lignes mortes d’un visage; l’art humain peut aller plus loin, donner à une œuvre les apparences les plus raffinées de la vie ; mais l’art ne peut encore animer sa Galatée. Il faudrait que l’amour y parvînt, il faudrait que celui qui s’en va et ceux qui restent s’aimassent tellement que les ombres projetées par eux dans la conscience universelle n’en fissent qu’une; et alors, cette image désormais unique, l’amour l’animerait constamment de sa vie propre. L’amour ne fixe pas seulement des traces immobiles, comme la lumière ; il ne donne pas seulement les apparences de la vie, comme l’art; il peut faire vivre en lui et par lui. La désunion deviendrait donc impossible, comme dans ces atomes-tourbillons dont nous avons parlé plus haut, qui semblent ne former qu’un seul être parce que nulle force ne peut réussir à les couper; leur unité ne vient pas de leur simplicité, mais de leur inséparabilité. De même, dans l’ordre de la pensée, un infini viendrait aboutir