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communiqué aux partis et par degrés, goutte à goutte, il s’infiltre jusque dans le cœur des politiciens les plus convaincus de la bonté de leur cause. Vous trouverez assurément parmi eux quelques doctrinaires tout d’une pièce, persuadés que leurs principes ont la puissance de régénérer le monde et qu’ils remuent la terre avec leurs paroles. Mais la plupart savent à quoi s’en tenir; ils ne prennent pas au sérieux leur rhétorique enflammée, et quoi qu’ils disent, soyez certains qu’ils en rabattent tout ce qu’il en faut rabattre. Royalistes ou radicaux, quand ces avocats ont déposé leur robe, ils s’amusent, ils s’égaient, ils daubent sur leurs cliens. Possédez-vous leur confiance, vous recueillerez de leur bouche de précieux et étonnans aveux. Jamais ce qui se dit à la tribune n’a moins ressemblé à ce qui se dit dans les coulisses.

Le grand Frédéric confessait dans ses lettres à Voltaire que le monde s’abuse sur les grands événemens de l’histoire, que ceux qui y travaillent en connaissent le secret et la misère, qu’en définitive tout se meut par les ressorts les plus communs, qu’il faut être un sot pour se faire une idée superstitieuse de la politique. « Je me rappelle à ce propos, écrivait-il, le conte que l’on fait d’un curé à qui un paysan parlait du Seigneur Dieu avec une vénération idiote. « Allez, allez, lui dit le bon prêtre, vous en imaginez bien plus qu’il n’y en a; moi qui le fais et qui le vends par douzaines, j’en connais la valeur intrinsèque. » Très graves en officiant, nos politiciens, qui vendent leur bon Dieu par douzaines, se soulagent de leur longue contrainte dans les doux épanchemens de l’intimité, et il leur en coûte peu d’avouer que leurs dogmes ne sont que des opinions probables et que, si les circonstances venaient à changer, leurs opinions changeraient aussi. Ils le disent de bonne grâce, avec une gentillesse de bons enfans, qui sont des gens d’esprit, et s’ils ne le disent pas en termes exprès, leur sourire le dit pour eux.

Un député de la droite écrivait dernièrement que les deux tiers des citoyens français sont indifférens, peu ou prou, à la forme du gouvernement. Il ne faut pourtant pas croire que leur sceptique indifférence s’étende à tout. La France aspire à posséder deux biens qui semblent trop souvent s’exclure et qui lui paraissent également désirables. Depuis quinze ans, la démocratie française s’est occupée activement de monter, pour ainsi dire, son ménage, d’arranger sa maison, de régler ses habitudes et sa vie comme il lui convient. Elle jouit depuis peu de libertés fort étendues, que lui avaient refusées jusqu’alors tous ses gouvernemens, et de nouvelles mœurs se sont formées. Dans les campagnes comme dans les villes, on a pris le goût de traiter entre soi beaucoup de petites affaires, sans avoir à craindre les ingérences et les tracasseries d’une autorité indiscrète, ombrageuse. On a vu se