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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/220

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et de Racine un instrument de propagande philosophique; s’il n’a composé quelques-unes de ses meilleures pièces que pour apprendre au vieux Crébillon comment on traite une Sémiramis ou un Oreste; s’il n’en a même écrit quelques autres, de son propre aveu, que pour les notes qui les accompagnent, cependant il n’en a pas moins aimé, passionnément aimé l’art du théâtre, et, pour être assuré que l’avenir le placerait au rang de Racine et de Corneille, je ne sais si l’on ne peut dire qu’il eût donné son Dictionnaire philosophique, et Candide ou Zadig par-dessus le marché. Ceux-là seuls ont pu s’y méprendre qui n’ont pas lu sa Correspondance ou qui ne connaissent pas l’histoire de sa vie, attendu que, de l’une comme de l’autre, les choses de théâtre occupent au moins la moitié. Et quel feu! quelle vivacité! quels enthousiasmes et quels désespoirs! — plus « d’enthousiasmes » que de « désespoirs; » — mais quelle conscience! et que de scrupules! c’est une bien mauvaise pièce que sa Rome sauvée, mais je doute qu’on ait jamais plus laborieusement peiné sur un chef-d’œuvre, que lui pour la faire si médiocre. Avez-vous lu son Adélaïde Du Guesclin? Je crains que non; et cependant il ne l’a pas refaite moins de quatre fois, et nous en possédons trois versions différentes : la quatrième est encore inédite. Non-seulement il aime à faire des tragédies, mais encore, et presque autant, à les mettre en scène, et les jouer lui-même. Qui ne se rappelle ces représentations de Cirey, de Potsdam, des Délices, de Ferney? le chambellan de sa majesté prussienne, sous la figure de son Cicéron, plus paré qu’une châsse,


Romains! j’aime la gloire et ne veux point m’en taire,..


ou le gentilhomme ordinaire de la chambre du roi dans le rôle du vieux Lusignan? Tout en étant un moyen pour Voltaire, avant d’être un moyen, une chaire ou une tribune, le théâtre a été un but, et le plus haut que puisse viser le poète. Et les tragédies elles-mêmes de sa vieillesse en seraient les preuves, au besoin, ce Triumvirat, ces Guèbres, ces Lois de Minos, qu’à peine songeait-il à faire jouer, mais où le pamphlet prenait involontairement la forme du théâtre, — parce qu’il n’y en avait pas qui rappelât de plus beaux triomphes à l’auteur de Zaïre, de Mérope, de Tancrède, ni surtout qui lui fût plus familière et plus naturelle.

Lorsque l’on a la passion du théâtre ainsi chevillée dans le corps, et qu’après tout on est Voltaire, il est difficile que ce soit une passion tout à fait malheureuse. On ne s’expliquerait pas d’ailleurs, si Voltaire n’avait pas eu quelques-unes au moins des qualités d’un homme de théâtre, comme on dit aujourd’hui, que son siècle l’eût tant applaudi sur la scène et que, depuis sa mort, ses pires ennemis, quelques-uns au moins de ses pires ennemis, lui aient tout disputé, sauf ce don du