Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/221

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

théâtre. Car, ce n’est pas seulement Marmontel ou La Harpe, ce n’est pas seulement Diderot, l’auteur du Fils naturel et du Père de famille, c’est Fréron, c’est Geoffroy, c’est l’auteur lui-même des Soirées de Saint-Pétersbourg qui ont cru devoir lui rendre justice en ce point. « Voltaire, avec ses cent volumes, ne fut jamais que joli, disait Joseph de Maistre; j’excepte la tragédie... car je n’entends point contester son mérite dramatique. » Une cabale peut bien faire tomber une pièce, et une coterie en faire réussir deux; mais trompe-t-on ainsi sur leur plaisir jusqu’à trois ou quatre générations d’hommes? Et, pour y joindre les étrangers, ne penserons-nous pas que Goethe savait ce qu’il faisait quand il traduisait Mahomet, qu’il savait ce qu’il disait quand il vantait le « mérite dramatique, » aussi lui, de Zaïre, de Tancrède ou d’Alzire; et, nous, si nous voulons être justes pour le théâtre de Voltaire, le point de vue a-t-il tellement changé que ces témoignages ne soient plus dignes seulement d’être discutés? Mais, je prétends, au contraire, que quiconque ne les a pas discutés, celui-là pourra sans doute parler du théâtre de Voltaire, il pourra même en parler agréablement, il n’en aura rien dit de solide ni qui mérite à son tour d’arrêter ceux qui repasseront sut: ses traces.

En réalité, c’est que Voltaire n’est pas seulement quelques-uns des dons qui font l’homme de théâtre, mais il fut vraiment un auteur dramatique, ayant, avec le goût, l’instinct de la scène. On n’ira pas le chercher dans les Lois de Minos ou dans les Guèbres, évidemment, et encore bien moins dans Saül ou dans la Mort de Socrate. Ajoutons, si l’on veut, selon le mot d’un homme d’esprit, que ses tragédies antiques, à l’exception d’Œdipe et de Mérope, ne dépassent pas de beaucoup ce qu’on pourrait attendre d’un régent de collège translatant en vers français la prose de Cicéron ou les vers de Sophocle. Elles sont déjà de la famille des tragédies de Ponsard. Mais l’auteur de Zaïre, d’Alzire, de Sémiramis, de l’Orphelin de la Chine, de Tancrède est certainement un habile homme, qui connaît son métier, qui possède son art, un esprit fécond en ressources, ingénieux et agile, qui peut-être abuse de certains moyens plus romanesques que tragiques, — et notamment, comme Crébillon, des déguisemens ou des reconnaissances, ou encore, comme depuis lui, de la croix de sa mère, des agitations et des explosions de l’amour maternel, — un inventeur, en somme, de qui datent beaucoup de choses, et un Dumas père, en un mot, ou un Eugène Scribe au XVIIIe siècle. Ce qui manque: à Zaïre ou à Tancrède, je le Sais, j’essaierai de le dire tout à l’heure, et il s’en faut que ce soient des chefs-d’œuvre. Sont-ce même des pièces bien faites ? Je voudrais, avant d’oser le dire, consulter un homme de l’art. Mais ce sont des intrigues adroitement combinées, d’un réel intérêt romanesque, émouvantes à suivre, qui donnent satisfaction à cet instinct de curiosité que