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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/227

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il pense avoir plus de goût qu’eux, non point par vanité, mais parce qu’il vient après eux et qu’il a plus d’usage ou de monde, en les copiant il les retouche, les corrige et les perfectionne. Notez qu’ici encore son siècle est son complice. Le public du XVIIIe siècle, de la première moitié du XVIIIe siècle surtout, n’est pas ennemi de la nouveauté, mais, quand il va voir une pièce nouvelle, il aime évidemment, et d’abord, à s’y retrouver au milieu de figures amies et de situations connues. C’est une preuve, en effet, que le poète connaît ses « auteurs ; » c’est un hommage qu’il rend à la culture d’esprit de son public ; c’est une consécration nouvelle qu’il apporte au génie de ses prédécesseurs. Dans la comédie de Regnard ou de Destouches, on aime donc à saluer au passage les ressouvenirs de Molière ; et, dans la tragédie, c’est peut-être le chef-d’œuvre de l’invention qu’un hémistiche de Corneille ou un vers de Racine ingénieusement détournés de leur sens. On voit seulement ce que peut devenir à ce jeu l’art d’écrire. Le détail en a encore son prix, mais l’ensemble y manque, l’unité, le mouvement, la personnalité, la sincérité, tout ce que l’on n’y peut mettre enfin qu’à la condition de rejeter d’abord loin de soi ces préoccupations de mandarin de lettres. Du Shakspeare et du Racine, un peu de Bajazet et un peu d’Othello, du Corneille et du Quinault, — beaucoup de Quinault, — des lambeaux de Massillon, des réminiscences de Virgile à travers Boileau,


Grand Dieu ! que de vertu dans une âme infidèle !


c’est le mélange le plus artificiel ou la bigarrure la plus hétéroclite que l’on puisse imaginer, et pourtant c’est Zaïre, et c’est le style tragique de Voltaire.

Je ne sais ; mais il me semble à ce propos qu’il faudrait renverser le jugement consacré. On dit que les tragédies de Voltaire, quelquefois heureusement conçues et presque toujours habilement combinées, sont mal écrites ; et on devrait dire qu’au contraire elles pèchent par être trop bien écrites. Voltaire a une certaine idée de ce que doit être un style tragique, une idée très précise, une idée très étroite, et il essaie laborieusement d’y ajuster son vers. Un soudan doit être fier et même un peu féroce ; une femme qui aime doit parler d’une façon touchante ; un Espagnol s’exprime avec la majesté d’un lieutenant de Charles-Quint ou de Philippe II ; un Péruvien, avec la franchise et la liberté d’un barbare ; on doit retrouver dans le langage de Cicéron l’orateur des Catilinaires, mais dans chacun des vers que prononce Mahomet il faut que le fanatisme et l’ambition respirent.


Les préjugés, ami, sont les rois du vulgaire…
Je viens mettre à profit les erreurs de la terre…
Oui, je connais ton peuple, il a besoin d’erreur…