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Et tandis que l’auteur de Mahomet ou d’Alzire s’acharne à ce travail fastidieux et puéril, il perd, en quelque façon, le bénéfice de ses plus ingénieuses ou de ses plus émouvantes combinaisons dramatiques. Mais s’il ne se souciait pas plus du style que l’auteur des Demoiselles de Saint-Cyr ou celui du Verre d’eau; si, pour vouloir faire du style et du style tragique, il ne sortait pas à tout coup de la nature et de la vérité; si ses vers, enfin, ne nous gâtaient pas ses situations, on rendrait une meilleure justice à ses qualités très réelles; au-dessous et assez loin des maîtres on lui ferait une place honorable ; et on louerait volontiers en lui tout ce que nous avons cru devoir y louer nous-même. Les tragédies de Voltaire, « moins bien écrites, » ne seraient pas beaucoup meilleures, mais elles prêteraient moins à la critique, et peut-être marqueraient-elles, dans l’histoire du théâtre français, des dates aussi considérables que le Fils naturel ou le Père de famille, de Denis Diderot.

Il est vrai qu’elles auraient encore ce tort grave, plus grave qu’on ne le croit, de n’être, la plupart, ni des tragédies ni des drames, mais quelque chose d’intermédiaire, d’hybride, pour ainsi parler, de transitoire par conséquent, ce qu’a été de nos jours le roman historique, par exemple, entre le roman proprement dit et l’histoire, ou, du temps de Voltaire lui-même, entre le drame et la comédie, la tragédie bourgeoise et la comédie larmoyante. « Espèces bâtardes, a-t-il dit quelque part, qui, n’étant ni comiques ni tragiques, manifestaient l’impuissance de faire des tragédies et des comédies ! » Changez deux mots dans cette invective: elle est presque plus vraie de la tragédie de Voltaire que de la comédie de La Chaussée. Et il le sait bien, il le sent tout au moins, quand il a soin d’ajouter, comme s’il plaidait dans sa propre cause les circonstances atténuantes : « Ces espèces, cependant, avaient un mérite, celui d’intéresser; et, dès qu’on intéresse, on est sûr du succès. Quelques auteurs joignirent, aux talens que ce genre exige, celui de semer leurs pièces de vers heureux. » Mais, puisqu’il l’a dit, elles n’en demeurent pas moins des espèces bâtardes, et, en dépit de l’intérêt, du talent et des vers heureux, tel est le pouvoir de la distinction des genres, que ce seul mot, étant mérité, les juge et les condamne.

Ne serait-ce pas que Voltaire, qui l’a tant et si sincèrement admirée, n’a cependant compris qu’à moitié la tragédie de Corneille, mais surtout celle de Racine? Il a voulu l’imiter sans doute, mais, en l’imitant, il a voulu aussi la modifier, la renouveler, l’élargir; et il ne s’est pas aperçu qu’en changeant de nature un genre doit changer de lois. Scrupuleux observateur de la règle des trois unités, par exemple, Voltaire ne s’est pas rendu compte qu’elle devient inutile, gênante même, aussitôt qu’il s’agit, comme dans Zaïre, comme dans Alzire, comme dans Tancrède, d’intéresser le spectateur aux mœurs plutôt