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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/229

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qu’aux caractères, aux personnes plutôt qu’aux sentimens eux-mêmes ou aux passions, et à l’issue d’une aventure enfin plutôt qu’à une crise d’âme. A-t-il mieux vu la raison du décor historique et de la dignité sociale des personnages dans Rodogune et dans Cinna, dans Bérénice et dans Mithridate ? Je ne le pense pas. Zaïre épousera-t-elle ou n’épousera-t-elle pas Orosmane? Zamore frappera-t-il ou ne frappera-t-il pas Gusman? Tancrède sauvera-t-il ou ne sauvera-t-il pas son Aménaïde? Ce ne sont là des motifs ou des sujets de tragédie qu’autant qu’à ces alternatives est suspendu le destin des empires; et, autrement, Voltaire n’a pas senti que le peu d’histoire et de géographie qu’il mêle au roman de ses musulmans ou de ses Péruviennes, en divisant l’intérêt le disperse, lui donne le change et finalement le déroute. C’est comme encore quand, par un respect outré de ses illustres prédécesseurs ou par condescendance peut-être pour ses acteurs, qui veulent déclamer à tout prix, il donne constamment à ses personnages le ton pompeux, solennel, emphatique de l’ancienne tragédie. Eh quoi ! tant de solennité, tant d’apprêt, tant d’éloquence pour marier sa Zaïre avec son Orosmane, ou une petite Américaine avec un hidalgo! On n’applique pas les moyens du tragique à de si petits intérêts, d’une si mince importance dans l’histoire de l’humanité, si l’on ne veut qu’il en résulte entre le sujet et le style, entre la forme et le fond, entre l’intention et l’effet une discordance toujours désagréable, souvent choquante, et qui touche parfois au ridicule. Les tragédies de Voltaire ne sont plus des tragédies, mais ne sont pas encore des drames, ou plutôt ce sont des drames embarrassés, empêtrés, entravés dans des lois qui ne sont pas les leurs, qui cherchent à s’en dégager, et qui malheureusement n’y ont pas réussi.

C’est qu’aussi bien Voltaire n’est pas poète, étant l’homme du monde le plus incapable qu’il y ait de sortir de lui-même, de s’aliéner, de songer à son sujet plutôt qu’à son succès, et, en fait de succès, de sacrifier à l’avenir l’espoir du succès immédiat. Si sa prose, — quoiqu’il y eût à dire, et encore que beaucoup de qualités y manquent, — est cependant supérieure, très supérieure à ses vers, c’est qu’en prose il combat pour ses idées, mais en vers il ne songe qu’à sa réputation de bel esprit ou qu’à ses intérêts de popularité. Pour cette raison, et quand d’ailleurs, occupé qu’il est à la fois de tant d’autres choses, il en aurait le loisir, il n’entre pas dans l’âme de ses personnages, si même il les distingue les uns d’avec les autres: son Catilina d’avec son Mahomet, sa Sémiramis d’avec sa Clytemnestre, son Gengiskan d’avec son Polyphonte. Ce ne sont tous, en effet, que des mannequins tragiques, tantôt habillés à la grecque, vêtus tantôt à la chinoise. Et, faute de caractères, comme de profondeur, ou, d’un seul mot, faute d’âme et de vie, ce n’est pas à eux, mais à lui, Voltaire, qu’on s’intéresse en eux. Quoi d’étonnant quand on voit comment il les compose : « Le 3 du