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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/295

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situation maritime prépondérante, et Louis XIV s’était résigné : sa volumineuse et remarquable correspondance nous le montre abandonnant successivement ses prétentions, non sans des hésitations et des regrets qui témoignent de sa sincérité ; sacrifiant à son grand désir de la paix ses plus chères ambitions, à ce point qu’une négociation commencée par lui avec l’intention manifeste d’assurer à sa maison la couronne d’Espagne se termina par un traité de partage où la moindre part était assignée à la France.

Au mois de juin 1698, les choses n’étaient pas encore aussi avancées : l’idée de partage était pourtant admise et des projets de répartition avaient été ébauchés. Un temps d’arrêt se produisit alors dans la négociation : des nouvelles inattendues étaient venues d’Espagne. Harcourt y avait fait merveille ; lui aussi s’était complètement identifié à son rôle et poursuivait l’héritage espagnol avec l’ardeur et l’habileté que Tallard mettait à en amener la division. Reçu à Madrid avec une froideur non dissimulée, tenu à distance par la cour, par les Grands, objet de telles préventions que la marquise de Gudana était exilée dans ses terres pour lui avoir donné accès dans le jardin qu’elle ouvrait à tout le monde, Harcourt avait réussi en six mois à modifier profondément la situation qui lui était faite. A force de souplesse, de bonne grâce, de générosité, de fermeté et de tact dans le langage, aidé par les qualités aimables de la marquise d’Harcourt, il avait rompu le cercle de glace qui l’entourait, pénétré dans les cabinets de la reine, agi sur l’opinion publique, attiré chez lui, non-seulement la société élégante, mais des hommes en état d’influer sur les événemens. Ne laissant douter ni des droits du dauphin à la couronne ni de la force dont Louis XIV pouvait les appuyer, il insinuait discrètement qu’un changement de dynastie serait tout à l’avantage de l’Espagne, que Louis XIV saurait respecter son indépendance, son autonomie, son intégrité: qu’au besoin, un des fils du dauphin pourrait être substitué à son père, nommé prince des Asturies, reconnu par les cortès, amené seul en Espagne pour y être élevé dans les habitudes, les traditions, l’amour de son nouveau pays. Ce langage avait été écouté, colporté, commenté ; la foule, qui n’aimait ni l’entourage allemand de la reine, ni l’ambassadeur autrichien Harrach, comparait les manières hautaines de l’un, les habitudes rapaces des autres aux manières affables, à la large existence de l’ambassadeur de France ; elle s’habituait peu à peu à l’idée de demander à la France une protection qu’elle pensait devoir être moins lourde et qu’elle savait être plus efficace que la protection autrichienne : parmi les grands se formait un petit cercle groupé autour du cardinal Porto-Carrero, qui, malgré son peu de sympathie pour la France, commençait à se demander si