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la tragique-histoire d’une race entière se déroule, en causant une impression de terreur religieuse par la continuité des coups dont cette famille est frappée. Cependant, les deux poètes agitent la même question, celle de la souveraine justice ; Eschyle avec plus de sombre grandeur, Sophocle avec une pensée aussi haute rendue en un style plus souple, et tous deux terminent leur drame par le relèvement de la victime du Destin. Œdipe a-t-il été justement condamné pour des crimes qu’il a commis, mais dont il est innocent ; ne sachant pas qu’en défendant sa vie contre un inconnu, il tuait son père, qu’en devenant le mari de Jocaste, il épousait sa mère, qu’enfin, il était tout à la fois le père et le frère de ses enfans ? Ce problème de haute philosophie a traversé tous les âges ; les spectateurs du théâtre de Bacchus le discutaient, ainsi que le feront les grands esprits du siècle de Louis XIV, et les poètes d’Athènes en ont cherché la solution dans le sens de l’humanité, en mettant la conscience et ses droits au-dessus du fait brutal et des châtimens qu’il entraîne. Quel était donc ce peuple athénien que l’on pouvait convier à de telles fêtes de l’intelligence ?

Dans la conception dramatique des deux poètes, il est une autre différence qui annonce de prochains et considérables changemens. Sophocle, dans l’Œdipe-Roi, fait apparaître l’amour sans oser encore le faire parler, et il donne aux femmes une place qu’Eschyle ne leur accordait pas. Assez de héros avaient été célébrés par la Muse épique et sur la lyre de Pindare. En face de ces vaillans, Sophocle met Antigone qui les égale par le courage et les surpasse par le dévoûment.

On attribue à Sophocle cent trente pièces, ou tout au moins cent treize, dont vingt furent couronnées et dont pas une ne descendit au-dessous du troisième rang. De cette œuvre considérable, il reste neuf cent cinquante-six fragmens, tous très courts, et sept tragédies entières, dont deux, l’Ajax et les Trachiniennes, n’intéressent que les lettrés. Les fureurs du fils de Télamon et la jalousie de Déjanire sont des sujets de tous les temps ; la poésie en est charmante ou terrible, mais ils ne révèlent rien de particulier à la Grèce et ne donnent, par conséquent, rien à l’histoire. Nous y marquerons seulement la part faite par Sophocle aux passions humaines, sur cette scène qu’Eschyle avait peuplée.de dieux et de héros. Quand Ajax a reconnu les tristes effets de sa colère, il plie sous la honte de son égarement, et lui qui bravait la foudre, il reconnaît qu’il faut-se soumettre aux dieux et aux rois. « L’Hiver chargé de neige meute devant l’Été qui apporte les fruits. L’astre de la Nuit ténébreuse s’efface, lorsque l’Aurore aux blancs coursiers ramène le jour et un souffle léger, calme la mer mugissante. Pourquoi donc, nous aussi, refuserions-nous de nous humilier ? « Voilà le plus audacieux des