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cordial empressement. Mais, s’il ne nous voyait pas lui-même, nous nous sentions vus de toutes parts. Les terrasses de sa cour regorgeaient de femmes penchées très bas pour nous mieux regarder. Elles étaient là en nombre incalculable, et néanmoins il y en avait encore bien d’autres qui aspiraient à nous apercevoir. On voyait passer des têtes de blanches et de négresses à toutes les fenêtres, à toutes les ouvertures qui donnaient sur la cour. Derrière chaque porte, il y avait une foule compacte qui risquait sans cesse de la faire éclater à force de la pousser. Des nègres sévères cherchaient à refréner une curiosité si intempérante. Mais les malheureux avaient beau se fâcher, refermer avec violence les battans qui s’ouvraient, les loquets qui se soulevaient, à chaque minute, ils devaient recommencer la même besogne, l’effort des femmes étant plus vigoureux que le leur. Cette petite scène nous expliquait l’état dans lequel se trouvait le pacha. Il a toujours eu, paraît-il, un harem immense, et depuis longtemps déjà, hélas! c’est une propriété purement platonique pour lui. Il y a sept ans, il avait fait à M. Féraud cette triste confidence. Il n’était pas aveugle alors, mais il n’en valait pas beaucoup mieux et il en souffrait beaucoup plus. S’étant aperçu, pendant le dîner qu’il donnait à l’ambassade dont M. Féraud faisait partie, que celui-ci ne mangeait pas, il l’appela auprès de lui et lui dit : « Regarde donc sur mes terrasses. » M. Féraud crut poli de lui répondre : « Au spectacle que j’y vois, je juge que tu dois être un homme heureux. — Au contraire, répondit le pacha, il n’y a pas de plus grand infortuné que moi. Tous ces trésors que tu contemples sont comme s’ils n’étaient pas à moi. » Et le malheureux pacha, développant sa confidence, entra dans les détails les plus navrans sur l’inutilité, voire même sur les inconvéniens de posséder, dans de certaines conditions, un des harems les plus peuplés de l’Afrique. Depuis sept ans, il s’est peut-être fait à son sort, car il a l’air résigné. Mais en passant à mon tour l’inspection de ses terrasses, j’ai compris ce qu’il avait dû souffrir et je n’ai pu m’empêcher d’éprouver une vive compassion pour un homme qui a si cruellement subi le supplice de Tantale.

Pour nous faire honneur et nous recevoir dignement, le pacha de la ville avait convoqué les principaux chérifs de la mosquée de Moula-Edriss, c’est-à-dire les hommes les plus saints et les plus distingués du Maroc. Nous entrâmes dans une pièce où était réunie cette sorte d’institut marocain. Le coup d’œil en valait la peine : le long des murs et sur trois lits en baldaquins placés au centre et aux extrémités de la pièce, était rangée une série d’énormes personnages accroupis sur leurs jambes, tout pareils à des bonzes plongés avec béatitude dans la contemplation d’eux-mêmes. Les