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deux du milieu, les premiers de la bande, les descendans les plus directs de Moula-Edriss, étaient d’une telle corpulence qu’ils avaient peine à tenir sur le lit à baldaquin où on les avait juchés ensemble. L’un était noir comme de l’encre, ce qui prouvait surabondamment que le sang de Mahomet, avant d’arriver à lui, s’était croisé avec celui de tous les nègres et de toutes les négresses du Soudan. Il était affreusement laid, avec ses grosses lèvres épaisses, ses joues pendantes, ses yeux petits et ternes. Pour ajouter encore à l’aspect repoussant de son visage, la nature l’avait gratifié d’une énorme tache lie de vin sur tout un côté, tache dont la coloration se combinant avec le noir de sa peau était devenue d’un bleu de moisissure horrible à contempler. Les bras nus de ce saint personnage étaient si gros que je les avais d’abord pris pour ses cuisses. Son compagnon de lit était très blanc au contraire, mais il avait l’air parfaitement hébété, sa lèvre inférieure était flasque et pendante, et pendant trois ou quatre heures que nous avons passées chez le pacha, il n’a pas cessé d’égrener son chapelet sans faire d’ailleurs aucune autre espèce de mouvement. Le nègre, à côté de lui, moins dévot sans doute, s’était assez vite profondément endormi. Tous les types académiques de Fès étaient loin d’être aussi parfaitement pédans, lourds et niais. Il y avait même dans le nombre de belles figures ascétiques, des figures de moines bons vivans et, à côté, des figures de gens retors et délurés, de jésuites musulmans. M. Henri Duveyrier ayant entrepris une longue conversation avec deux de ces sortes de personnages, ceux-ci lui témoignèrent une grande bienveillance, sans chercher à lui cacher toutefois le peu de cas qu’ils faisaient des sciences physiques et naturelles auxquelles il leur disait qu’il s’appliquait. À leurs yeux, il n’y a de science véritable que la théologie et la jurisprudence qui en est une branche. Ils estiment très haut aussi les lettres pures et la poésie. Ils connaissent mieux leurs poètes que leurs historiens et leurs géographes. Dès qu’on leur dit qu’on aime leur littérature, ils vous demandent : « Qu’as-tu lu ? qu’as-tu lu ? » Et, si on peut leur citer un certain nombre d’auteurs, ils se regardent entre eux avec des airs de surprise, et vous regardent vous-même avec des airs d’admiration.

M. Féraud était resté dans un coin de la salle auprès du pacha. Un des chérifs dont la physionomie marquait le plus d’intelligence était venu se joindre à leur conversation. C’était un personnage d’importance, Si-Ahmed-ben-Souda, kadi de Meknès, prieur particulier du sultan, chargé de lui lire tous les matins un passage du Bokhari et de lui réciter les prières musulmanes. Deux ou trois autres savans les entouraient. Nous voyions ce petit groupe causer