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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/692

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leur imposer sa tutelle, qu’il lui est permis de protéger, de conseiller, qu’il lui est interdit d’ordonner ou d’intriguer. C’est parler d’or ; mais, si respectables que soient les principes, on les respecte peu, ils ne trouvent dans le train ordinaire des choses de ce monde qu’un champ d’application fort limité, et les peuples doivent régler leur conduite moins sur ce qu’ils désirent que sur ce qu’ils peuvent ; ils s’exposent à de graves accidens quand ils exigent de leurs bienfaiteurs un désintéressement évangélique et des vertus surhumaines.

Nous lisons dans de charmantes notes de voyage, encore inédites, que M. Erdic a bien voulu nous communiquer, que lorsqu’il parcourait la belle vallée de la Morava, sa mauvaise fortune lui donna pour postillon un petit boiteux au masque énergique, mélomane redoutable, qui croyait que la musique est un remède à tous les maux et l’infaillible moyen de sortir sans encombre d’un mauvais pas. Apercevait-il sur la route une voiture venant à sa rencontre, il saisissait impétueusement son petit cor et sonnait une fanfare autoritaire. Si les voitures ne s’écartaient pas, au lieu de quitter son instrument pour gouverner ses rênes, il s’acharnait à sonner, laissant à ses bêtes le soin d’éviter l’abordage comme elles pourraient. Ce fut le troisième cheval, placé en serre-file, qui eut le plus à pâtir de l’aventure ; les roues d’une charrette accrochèrent son harnais, qui se rompit et lui laboura le flanc. L’enragé postillon s’empressa de jouer une valse pour raccommoder le harnais, un galop pour raccommoder le cheval, après quoi on repartit à fond de train. Les éminens philanthropes qui se flattent d’arranger les affaires humaines en invoquant les principes sont, eux aussi, des mélomanes qui attribuent trop d’influence à leur musique. Une valse n’a jamais raccommodé un cheval, une déclaration de principes n’a jamais réparé les affaires d’un petit peuple lorsque, voulant ne se souvenir que de ses droits, il oublie ses périls et ses fatales dépendances.

Ce n’est pas seulement au désir de se gagner le cœur de ses sujets qu’a cédé le prince Alexandre ; il a ouvert une oreille trop complaisante aux suggestions, aux encouragemens d’une grande puissance qui fait métier d’exciter les peuples à revendiquer leurs droits, sans croire pour cela contracter aucun engagement de les secourir à l’heure des embarras et des détresses. L’Angleterre trouvait un immense avantage à réunir les deux Bulgaries sous la main d’un prince possédant à un haut degré l’indépendance du cœur, avide de s’affranchir de la tutelle moscovite, commandant à 50,000 hommes et pouvant mettre à sa disposition, dans le cas d’une guerre avec la Russie, les ports de Varna et de Bourgas. Entraîné par ses conseils intéressés, le prince Alexandre a tout osé. La Russie répétait sans cesse aux Bulgares qu’elle seule pouvait les agrandir et créer la Grande-Bulgarie. Il a entrepris de la créer lui tout seul, sans la Russie et contre la Russie.