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On oublie que la Suisse a été l’œuvre du temps et une œuvre presque aussi laborieuse que la création du royaume de France, qu’elle s’est faite pièce par pièce, morceau par morceau, canton par canton, que plus d’une fois elle a failli se défaire, qu’elle a traversé des crises, des guerres civiles, qu’il a fallu près de six siècles pour la bâtir à chaux et à ciment. On ne fabrique pas de parti-pris une Suisse, et l’Orient n’a jamais produit rien qui lui ressemble.

Ce ne sont pas seulement les jalousies internationales que la Russie exploite dans les provinces slaves détachées de l’empire ottoman ; les cabales, les zizanies, les querelles des partis lui viennent aussi en aide. On n’a jamais vu de couvens de moines sans discordes, de ménages sans chipoteries et de principautés nouvellement fondées, où tout le monde se déclarât satisfait de son sort. Depuis le lieutenant ou le major, contant à qui veut l’entendre tous les passe-droits qu’on lui a faits, jusqu’au commerçant qui se plaint qu’un peuple trop économe ne fait pas aller le commerce, qu’il allait mieux du temps des Turcs et des officiers russes qui les ont remplacés, les mécontens abondent en Bulgarie, et il était aisé de prévoir que le jour où la Russie se déciderait à frapper un coup, ils se mettraient de son côté et lui offriraient leurs services. Il était facile de prévoir aussi que, sous peine d’abdiquer, elle ne supporterait pas longtemps la cuisante humiliation qu’on lui avait infligée, que tous les moyens lui seraient bons pour en finir avec une Grande-Bulgarie qui méprisait ses conseils et coquetait avec l’Angleterre. Elle annonça clairement son intention lorsqu’elle ne consentit à signer le traité consacrant la réunion personnelle de la Roumélie orientale à la Bulgarie qu’à la condition que le nom du prince Alexandre n’y figurerait point. Elle entendait ne s’engager qu’envers un prince de Bulgarie dont le nom resterait en blanc.

Les peuples les plus avisés, les plus subtils, les plus disposés à se mettre au-dessus de tout préjugé, ont leurs candeurs et leurs illusions. Ils répudient pour leur compte la politique de sentiment, mais ils croient aux sentimens des autres, et, capables de plus d’une ingratitude, ils se fient cependant à la reconnaissance de leurs obligés. Les Russes avaient rendu à l’Allemagne de si grands services, en 1870, et l’Allemagne les en avait remerciés avec tant d’éclat et d’ostentation, qu’ils faisaient fond sur sa gratitude. Ils se flattaient que par un juste retour elle se prêterait à leurs visées en Orient, qu’au besoin elle leur donnerait un coup d’épaule. L’événement a trompé leurs espérances, et, au congrès de Berlin, ils n’ont pas trouvé dans M. de Bismarck le concours empressé et la chaleur de sympathie qu’ils attendaient de lui. Il a aidé l’Angleterre à rogner leurs conquêtes, à mutiler le traité de San-Stephano, et ils en conçurent la plus vive, la plus aigre irritation. Dès lors, l’opinion se répandit en Europe qu’un