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jour ou l’autre les deux puissans voisins auraient à en découdre. « Je n’ai pas rencontré en Orient un seul homme attentif, diplomate ou non, écrivait M. Erdic, en 1883, dans les curieuses notes de voyage que nous avons déjà citées, qui ne soit convaincu qu’il se produira, à un moment donné, entre l’Allemagne et la Russie un choc aussi fatalement inévitable que la chute du torrent entraîné par sa pente dans un gouffre prochain. Où que l’on frappe le sol, il rend un son de guerre. Peu importe la façon dont s’engagera le duel ; peu importe qu’un coup de diplomatie découvre par intervalles au ciel troublé un coin de bleu. Il n’y a, dans ce flux et ce reflux apparent de la politique, pas autre chose que les hésitations de pontes à la veille de risquer une grosse partie, que les feintes d’adversaires qui cherchent, avant de s’étreindre, le point faible et la seconde favorable. »

Dans l’été de 1879, à plusieurs reprises, l’empereur Alexandre II avait tenu un langage si comminatoire aux ambassadeurs d’Allemagne et d’Autriche qu’on s’en émut à Berlin comme à Vienne. M. de Bismarck prescrivit à M. de Schweinitz de tout écouter sans jamais rien répliquer ; le comte Andrassy donna les mêmes instructions à son ambassadeur, et le tsar, encouragé par ce silence, en vint à formuler nettement des menaces de guerre contre ses deux voisins. Puis, au mois d’août, après une nuit d’insomnie, il écrivit de sa main deux lettres, l’une à son oncle l’empereur Guillaume, l’autre à l’empereur François-Joseph. Ces deux lettres d’un style fiévreux étaient une sorte d’ultimatum où il annonçait la guerre dans le cas où on lui refuserait toute satisfaction. L’empereur Guillaume, en recevant la sienne, ressentit une vive émotion. C’était le temps où la presse russe jetait feu et flammes contre l’ingrate Allemagne, où le général Chanzy était admis à visiter les forts des provinces baltiques, où le prince Gortchakof nous prodiguait les encouragemens.

L’empereur Guillaume, qui aimait beaucoup son neveu, s’occupa aussitôt de le calmer, de l’adoucir. Il lui demanda une entrevue ; on se vit à Alexandrowo. Mais M. de Bismarck, qui, en matière de médecine politique, ne croit pas beaucoup à l’efficacité des émolliens, résolut de se rendre à Vienne pour y conclure avec l’Autriche, en vue de certaines éventualités, un accord écrit, rédigé en double et pouvant tenir lieu d’un traité formel. On jugea bon d’en donner connaissance au cabinet russe. Il y eut, paraît-il, à ce sujet un débat presque violent entre M. de Bismarck et l’empereur, qui craignait que cette notification ne fût regardée à Saint-Pétersbourg comme une provocation offensante. Il refusa durant plusieurs jours son consentement. Le chancelier recourut aux grands moyens et donna sa démission ; l’empereur se déclara prêt à abdiquer, mais on finit par s’entendre. La notification se fit, et peu après, les journaux russes recevaient l’ordre