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de leurs mobiles derniers n’avait inspiré à Schopenhauer que sa théorie de la volonté, c’en serait assez pour le mettre en un rang plus qu’éminent parmi les philosophes.

Presque tous les philosophes, avant Schopenhauer, mais surtout depuis Descartes, cet homme de si peu de corps, avaient fait de l’intelligence ou de l’entendement, de la faculté de connaître ou de concevoir, non pas même l’attribut essentiel, ce serait trop peu dire, mais véritablement le fond et le tout de l’homme. Le seul Pascal peut-être, — et il est important d’en faire ici la remarque, — tout en reconnaissant la « dignité de la pensée, » semblerait avoir soupçonné qu’elle ne saurait suffire à rendre compte de notre nature, si du moins, comme je le crois, on peut interpréter ainsi la parole célèbre : « que le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » Schopenhauer renverse le rapport ; il dépossède l’intelligence de la royauté qu’elle avait exercée jusqu’alors ; et, du principal faisant désormais l’accessoire, il met la substance et l’essence de l’homme dans la volonté. Vouloir, c’est vivre, et vivre, c’est vouloir, non point par métaphore, mais proprement et absolument ; l’équation est parfaite, ou plutôt l’identité, et les deux termes entre eux sont toujours et partout convertibles. La preuve en est écrite au fond de notre conscience, ou plutôt, et à vrai dire, nous n’avons conscience en nous que de notre volonté. Lorsque nous percevons ou que nous croyons percevoir le monde extérieur dans la diversité de ses couleurs ou de ses formes, on peut nous démontrer que formes et couleurs ne sont pas dans les choses, mais uniquement en nous. Tout de même, quand nous connaissons ou que nous croyons connaître l’enchaînement des effets et des causes, on prouve, et l’on prouve aisément, que toute causalité n’est que dans l’entendement, pour et par l’entendement. Mais ce qui est réel, le seul réel et le seul objectif, dont l’existence nous est assurée en même temps et aussitôt que l’intuition nous en est donnée, qui ne subit pas d’éclipsés et qui ne connaît pas de rémissions ni d’intermittences, c’est nous-mêmes, nous qui craignons et nous qui désirons, nous qui aimons et nous qui haïssons, et, d’un seul mot, c’est nous qui voulons. Voilà le fond de l’homme et voilà le support du monde ; disons mieux et disons davantage : voilà le monde même et voilà l’homme tout entier. A nous regarder du dedans, nous ne trouvons en nous, dans notre conscience, que notre volonté qui soit pour nous l’objet d’une connaissance immédiate et d’une certitude absolue. Si nous nous regardons du dehors, ce ne sont pas nos perceptions changeantes, nos pensées contradictoires, nos conceptions abstraites ou vides ; ce sont nos affections, ce sont nos désirs, ce sont nos passions qui seules, constituent notre mot, l’identité de notre personne et la continuité de notre individu. Et, à tous les degrés de la nature enfin, ce que nous retrouvons, et ce que nous reconnaissons comme tel pour l’avoir éprouvé premièrement en