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passant en ligne orthogonale par l’homogenée solidité du centre, pourrait, par une douce antipéristasie, échauffer la superficielle connexité de nos talons ; » elle faisait sa joie, son honneur et son orgueil de l’inutilité de ses spéculations. C’est le principe de la haine de Schopenhauer pour Hegel et l’hégélianisme, c’est le secret de ses invectives outrageuses contre les professeurs de philosophie. Considérant donc que la raison dans sa marche a constamment besoin d’être contrôlée par l’intuition, la dialectique par l’expérience ; qu’il est naturel à l’homme, étant homme, en toute occasion, de « tout rapporter à la nature humaine ; » et, qu’en somme, il n’y a pour nous qu’un problème, un seul, qui est celui de notre destinée, il y réduisit ou il y ramena toute la métaphysique. En effet, la recherche de l’origine ou de la fin des mondes n’a d’intérêt pour nous qu’autant que nous sentons bien que la connaissance de notre origine et de notre fin à nous-mêmes y est forcément impliquée ; nous ne sommes curieux de ce qui se passe au centre de la terre qu’autant que la vie de l’espèce est liée à celle de la planète ; et si nous pouvions penser sous la forme de l’éternité, c’est-à-dire si nous ne mourions pas, nous n’aurions sans doute souci des destins hypothétiques de Sirius ni d’Aldébaran.

C’est pourquoi Schopenhauer, après avoir procédé, en 1818, dans le premier volume de son grand ouvrage, un peu encore à la façon de ceux dont il se séparait, a repris dans le second son système en sous-œuvre, pour en chercher la démonstration ou la confirmation a posteriori dans les écrits des philosophes eux-mêmes, qu’il a tous lus ; dans les vers des grands poètes, qu’il n’a pas moins bien connus, anciens et modernes, anglais et italiens, allemands et français ; dans les observations des moralistes ou des romanciers ; et jusque dans les faits divers du Journal des Débats ou du Galignani’s Messenger, des gazettes allemandes et des feuilles espagnoles. A ce point de vue, sa méthode est déjà celle de Darwin, et le second volume au moins du Monde comme volonté et comme représentation ressemble, sous ce rapport, à la Descendance de l’homme ou à l’Origine des espèces : des faits, des faits réels, authentiquement établis, et leur loi dégagée de la comparaison d’eux-mêmes pour être à son tour traitée comme un fait. C’est la méthode qui, depuis vingt ans, en Allemagne, en Angleterre, en France, a « maintenu solidement la philosophie sur le terrain de l’observation, » comme disait Schopenhauer ; et c’est la seule sur laquelle ou par laquelle on puisse espérer de fonder une métaphysique positive. Tout Allemand qu’il soit, — et en raison, si l’on veut, de l’origine hollandaise qu’il se plaisait à s’attribuer, — nul philosophe plus que Schopenhauer, pas même Bacon, n’a en le goût, l’instinct et le sens du réel. D’aucuns voudraient pour lui qu’il ne l’eût pas poussé plus d’une fois jusqu’au cynisme.

Si ce goût du réel, si cette préoccupation des actions humaines et