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d’une telle dotation, à évaluer les terres, les bois, les constructions, à calculer les revenus ou les dépenses, peu importe : ce ne sont là que des détails secondaires. Il y a dans ce don magnifique quelque chose de plus que des millions. Depuis des années, depuis qu’il est rentré dans son pays, où il pouvait avoir la légitime espérance de passer désormais sa vie, M. le duc d’Aumale a mis tous ses soins à ressusciter Chantilly, ou plutôt à créer un Chantilly nouveau, à lui donner un incomparable éclat. Vous vous souvenez peut-être de la description charmante et animée que Cousin a tracée de Chantilly au temps de la jeunesse de Mme de Longueville et de la jeunesse du duc d’Enghien, au temps où Sarrazin, dans ses lettres rimées, racontait les splendeurs de ces « grands palais enchantés, » tout peuplés de beau monde. Ce vieux Chantilly a disparu en partie dans les révolutions, il n’a pas échappé aux démolisseurs, il est resté longtemps plus qu’à demi ruiné. M. le duc d’Aumale a noblement entrepris de tout refaire, de tout relever, et, dans cette demeure reconstruite, dans ces jardins refaits, il a rassemblé avec une intelligence supérieure et le goût le plus délicat tout ce que les arts de la peinture, de l’architecture ont de plus rare. Tapisseries merveilleuses, vitraux retrouvés à Écouen et racontant la fable de Psyché, l’autel de Jean Goujon replacé dans la chapelle des Montmorency, œuvres de l’art ancien et de l’art moderne, les Raphaël, les Carrache, les Lesueur, les Poussin, les Mignard, les Fragonard, les Prud’hon, les Ingres, les Delacroix, les Scheffer, les Baudry, tout y est et tout est à sa place, formant un ensemble où la grâce s’allie à la majesté. L’homme d’étude, qui tient la plume aussi bien que l’épée, a ajouté aux merveilles de l’art une bibliothèque qui est elle-même une des plus riches collections, qui contient les livres et les manuscrits les plus précieux. M. le duc d’Aumale, en un mot, a fait de Chantilly un monument, un musée, une bibliothèque, avec des alentours somptueux. Il y a mis le sceau de son esprit, de son goût, et c’est pour donner à cette œuvre, unique au monde, le caractère de la durée qu’il a choisi pour ministre de ses libéralités un corps comme l’Institut, qui est tout à la fois doué de la perpétuité et placé en dehors ou au-dessus des fluctuations de la politique. Il ne s’est réservé que le droit de veiller sur ce qu’il a fait, d’achever son ouvrage pour le léguer plus complet à la France.

La pensée est certes aussi noble que délicate, et on ne voit pas bien comment les pouvoirs publics pourraient refuser d’autoriser l’Institut à accepter un don qui doit profiter aux arts, aux sciences et aux lettres, aux écrivains et aux artistes malheureux qu’un secours opportun peut aider dans leur carrière. Dira-t-on que de la part de M. le duc d’Aumale il a pu y avoir l’intention de répondre fièrement à des ennemis, de rendre plus sensible l’iniquité de l’ostracisme qui l’a frappé ? Ce serait une vengeance à coup sûr d’un ordre rare et qui ne