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sont appelées à vivre dans une société ouverte à tous les systèmes, agitée par toutes les discussions et ne reconnaissant pas d’autre loi commune que le libre examen. Il n’est pas mauvais qu’elles sachent d’avance que le pour et le contre ont leurs partisans et qu’elles soient initiées aux raisons de l’un et de l’autre. Le père de famille qui craint pour son fils une telle initiation peut l’envoyer dans une école libre, où ce qu’il appelle les saines doctrines a seul accès ; il peut, s’il le confie à l’école publique et s’il n’y trouve pas un enseignement conforme à ses idées, réagir, par son propre enseignement, contre l’esprit qui y domine. Il est le premier juge de ce qui convient le mieux pour l’éducation dont il a la direction première et la responsabilité directe; mais à l’état, d’un autre côté, dans les limites de la responsabilité qui lui est propre, il appartient d’établir et d’encourager, sans l’imposer à personne, une éducation virile où la jeunesse apprenne à connaître la société telle qu’elle est, avec la diversité de ses opinions, et fasse ainsi l’apprentissage de cet esprit de libre jugement qui devra présider à tous ses actes futurs.

Une éducation ainsi entendue n’est, dit-on, qu’une école de doute. Je crois que le doute n’est pas moins à craindre lorsqu’un jeune homme, élevé dans l’ignorance ou dans le mépris de toutes les doctrines qui s’écartent d’une certaine orthodoxie, se trouve jeté tout à coup dans le monde en face de ces doctrines, les voit professées par des hommes honorables et honorés et peut souvent constater qu’elles sont l’objet de la faveur publique et d’une sorte d’engouement, tandis que celles dont il a été nourri semblent avoir perdu tout crédit. Je suppose que son esprit n’a éprouvé aucun ébranlement, qu’il résiste absolument à la contagion des nouvelles idées : le résultat ne sera peut-être pas meilleur. Le doute a ses périls; mais combien dangereuse aussi est la juxtaposition, dans une même société, d’esprits entièrement fermés les uns aux autres, ne sachant que se mépriser et se haïr, parce qu’ils sont incapables de se comprendre! « Dès l’enfance, disait M. Cousin à la chambre pairs, nous apprendrons à nous fuir les uns les autres, à nous renfermer dans des camps différens, des prêtres à notre tête : merveilleux apprentissage de cette charité civile qu’on appelle le patriotisme! » Pour lutter plus sûrement contre cet esprit de division et de défiance mutuelle, M. Cousin voulait, pour toute la jeunesse française, une éducation commune. Il faut, disait-il, que « l’unité de nos écoles exprime, confirme l’unité de la patrie. » C’était substituer l’excès de l’unité à l’excès de la diversité. L’éducation publique ne doit s’appuyer que sur la libre confiance des

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  1. Ce rapport a été publié dans la Revue internationale de l’enseignement du 15 mai 1882.