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avant 1789, lorsque la justice de l’ancien régime n’établissait aucune distinction entre les fous criminels et les criminels ordinaires, que les asiles inspiraient une si légitime horreur aux familles, que tant d’aliénés subissaient la peine capitale sous prétexte de sorcellerie? Alors, en effet, la plupart raisonnaient comme ce magistrat condamnant à mort, pour crime de meurtre, un fou avéré, parce que, disait-il, il doutait qu’il ne fût pas beaucoup plus nécessaire de pendre un fou qu’un homme de bon sens. Au moyen âge, on le confond constamment avec l’hérétique, avec le sorcier, on les envoie ensemble au bûcher, afin sans doute que le diable reconnaisse les siens. C’est par centaines, par milliers, qu’on brûle des visionnaires, des monomaniaques, des femmes qui s’accusent d’avoir bu, mangé, cohabité avec des démons, avec des incubes, et « reçu leurs caresses jusque dans le lit conjugal, aux côtés mêmes de leurs époux. » A certaines époques, la démonolâtrie, la lycanthropie, le vampirisme, deviennent épidémiques : près de quatre cents démonolâtres périssent sur le bûcher dans le Haut-Languedoc ; en Lorraine, neuf cents mélancoliques sont mis à mort. Montaigne, le sage Montaigne, qui n’était pas homme à se laisser garrotter le jugement par préoccupation, dont la créance ne se manie pas à coups de poing, mais se tient un peu au massif et au vraisemblable, Montaigne déclare tout net qu’à de telles gens il eût plutôt ordonné de l’ellébore que de la ciguë, car ils lui paraissent fous plutôt que coupables, et il estime que c’est « mettre ses conjectures à bien haut prix que d’en faire cuire un homme tout vif, et que, pour tuer les gens, il faut une clarté lumineuse et nette. » Il préfère admettre que « l’entendement soit emporté de sa place par la volubilité de l’esprit détraqué, au lieu de croire qu’un de nous soit envolé sur un balai, au long du tuyau de sa cheminée, en chair et en os, par un esprit étranger. » Mais la protestation de Montaigne, d’Alciat, de Cazaubon, de Gabriel Naudé et quelques autres se perd dans le torrent d’absurdité universelle : la crédulité populaire fait chorus avec les prévôts et lieutenans-criminels, elle s’acharne contre les démonolâtres, qui relèvent en réalité de la science aliéniste et qu’elle croit occupés à provoquer des maladies épidémiques, emporter des enfans au sabbat, déshonorer des jeunes filles et faire périr leurs ennemis en rôtissant des figures de cire. Au temps de Henri IV, Boguet, juge en Bourgogne, imprime très sérieusement que les sorciers pourraient dresser une armée égale à celle de Xerxès, et que, si les effets correspondaient à sa volonté, sa terre serait vite purgée de cette damnable vermine, car il désirerait « qu’ils fussent tous unis en un seul corps pour les brûler tous en une fois en un seul feu. » Il constate du reste, avec une satisfaction évidente, que l’Allemagne passe son temps à leur dresser