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des autodafés, que la Lorraine montre aux étrangers mille et mille poteaux où elle les attache, que la France ne reste pas en arrière. Toute une littérature diabolique surgit : des chirurgiens tels qu’Ambroise Paré et Fernel, des jurisconsultes tels que Bodin ajoutent foi à ces billevesées, qui légitimèrent tant de meurtres juridiques. Dans cette douloureuse histoire des aberrations humaines, on remarque avec quelle ingéniosité beaucoup de ces malades, mélancoliques, lycanthropes, stryges de la Lombardie, théomanes extatiques, accumulent des preuves pour se noircir et se perdre, à l’exemple de ce saint martyr de Mayence, qui, marchant au supplice, s’accusait de tous les crimes imaginables afin de justifier, aux yeux de la foule, la Providence de sa condamnation.

Le sort de l’aliéné ordinaire est à peine plus enviable ; loin de chercher à retenir cette raison prête à s’égarer, à la rappeler au plus tôt, si déjà elle s’est enfuie, l’ancienne société ne songe pas à guérir, mais plutôt à retrancher. Quelquefois, il devient un objet de divertissement : la grande Mademoiselle étant en visite à Fontevrault, on imagine, pour la distraire, de lui montrer une folle enfermée dans un cachot. « Je pris ma course vers ce cachot, dit-elle, et je n’en sortis que pour souper. » Les archives de l’intendance de Normandie abondent en détails d’un intérêt poignant[1] ; en plein XVIIIe siècle, la constatation de la démence n’est entourée d’aucune garantie : point d’ordonnance du médecin, très rarement une ordonnance judiciaire, un ordre du roi, de l’intendant ou du maire, et, pour motiver cet ordre, il suffit que la famille le demande sans fournir d’explications; parfois cependant, outre la signature des parens, l’administration exige celle de quelques notables, du curé, une déclaration de notoriété. Comment de telles facilités, une confiance si aveugle n’auraient-elles pas tenté des personnes peu scrupuleuses, servi des calculs coupables? « Il m’a été secrètement confié, écrit un subdélégué, que Mlle P... ne doit pas être regardée comme folle, et qu’elle est la victime d’une préférence que sa mère a pour ses autres enfans. » En 1766, un fonctionnaire fait une visite à la Tour Chatimoine et en dresse procès-verbal : le premier individu qu’il rencontre est fou à lier, mais le second est un malheureux qui, un jour de fête et déjà ivre, a mis dans sa poche une tasse d’argent; aussitôt dégrisé, il l’a rendue, et cependant il reste là depuis dix-sept ans. Le rapporteur déclare ingénument que le crime est expié et que l’infortuné mérite qu’on ait des égards pour lui. Plus loin, la femme D..., non insensée et trois hommes non fous, détenus en vertu de lettres de cachet. Enfin, au plus profond de la prison, deux fous reconnus avec trois autres qui ne le sont

  1. Aristide Joly. Du Sort des aliénés dans la Basse-Normandie avant 1789.