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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/191

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à la mode mexicaine, de tortillas (crêpes de farine) et de guisado (ragoût de porc), arrosés d’eau, il suffisait de quelques verres de whiskey pour allumer des soifs inextinguibles, pour délier les langues, échauffer les têtes. Les récits fantastiques, les démentis, les querelles, les rixes allaient leur train. Les plus sobres se retiraient alors, les autres vidaient leurs différends à coups de poing, quelquefois de revolver et de couteau. Puis, le dimanche, on cuvait l’ivresse de la veille; rarement elle se prolongeait. On respectait le jour du Seigneur ; les traditions d’enfance, les enseignemens des mères survivaient chez la plupart de ces mineurs, qui, de leurs mains calleuses et de leurs doigts raidis par le travail de la semaine, consacraient une partie du saint jour à écrire aux vieux parens laissés là-bas, ou à la fiancée qui les attendait, dont ils ne parlaient jamais, mais à laquelle ils pensaient.

Le 28 février 1849, le premier navire à vapeur, le Californian, entrait dans le port de San-Francisco chargé d’émigrans. Il inaugurait la voie nouvelle par l’isthme de Panama, et son arrivée fut accueillie par des réjouissances publiques. C’était la première organisation d’un service postal régulier reliant la Californie au reste du monde. San-Francisco ressemblait alors au campement d’une armée. Les collines qui l’entourent, Russian-Hill, Telegraph-Hill, North-Beach et la plage étaient couvertes de milliers de tentes. Les navires mouillaient à un demi-mille du rivage; le débarquement et le déchargement s’opéraient à l’aide de canots et de chalands qui venaient s’échouer dans une anse longeant ce qui est actuellement la rue Montgomery, formant à marée basse un marais fangeux. Il n’existait encore ni quais ni rues tracées. Deux ou trois vieilles bâtisses en adobes servaient de douane et d’hôtel de ville. La première tentative de construction fut le Parker-House. bâti avec des débris de navires et des briques séchées au soleil. Le propriétaire eut grand’peine à recruter des manœuvres à 100 et 150 francs par jour; aussi ce hangar, — car ce n’était pas autre chose, — lui revint-il à 150,000 francs. Il est vrai qu’à peine terminé, il se louait 75,000 francs par mois comme maison de jeu.

Le jeu régnait en maître dans la ville. C’était l’unique distraction d’une population flottante, sans lieu de réunion, vivant sous la tente, ne sachant où passer ses soirées ni comment employer ses heures de loisir. Du matin au soir et du soir au matin, on jouait sans interruption, perdant ou gagnant des sommes énormes. Les mineurs venus de l’intérieur pour renouveler leurs approvisionnemens risquaient sur le tapis tout ce qu’il leur restait de poudre d’or. C’était dans les maisons de jeu que l’on se donnait rendez-vous, que les négocians discutaient et concluaient leurs affaires, que s’effectuaient les achats et les ventes de terrains, au milieu de la fumée des cigares et des