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pipes, du brouhaha des voix, des imprécations des joueurs décavés, des altercations et des rixes. On aurait peine à se figurer, sans les avoir vus, ces enfers de la vie californienne, ces croupiers armés jusqu’aux dents, ces revolvers posés sur la table, bien à portée de la main, à côté des sacs de pépites des joueurs, cet indescriptible mélange des costumes les plus disparates, Mexicains en veste courte aux boutons d’argent, coiffés de larges sombreros aux ganses d’or et faisant grincer sur le parquet mal raboté leurs lourds éperons au tintement sonore ; mineurs hirsutes, en chemise de flanelle rouge, aux larges pantalons flottans engouffrés dans les hautes bottes qui leur montaient jusqu’aux cuisses; gentlemen corrects, débarqués de la veille; Chinois aux longues queues, aux tuniques de soie, circulant sans bruit dans leurs babouches feutrées. Les sacs en peau de chamois s’alignaient sur la table, changeant de mains, la valeur calculée au poids. Devant les banquiers, d’autres sacs éventrés, dont le contenu, pépites et poudre d’or, se déversait dans des pelles pour payer l’enjeu des gagnans. Les croupiers se relayaient toutes les deux heures. Le propriétaire de l’établissement prenait, en outre, à sa solde deux ou trois gaillards vigoureux, experts dans l’art d’abattre d’un coup de poing, sans trop l’endommager, un mineur ivre ou un joueur récalcitrant, et de l’envoyer cuver au dehors sa rancune et son vin.

En face de Parker-House s’élevait l’El-Dorado, maison de jeu également et plus particulièrement fréquentée par les Américains: plus loin, la Polka, lieu de rendez-vous des Français, des Italiens et des Allemands. Ces constructions diverses bordaient la Plaza, centre de la ville, grand espace découvert qui tenait de la place publique et de l’écurie. Nuit et jour, des centaines de chevaux et de mules, attachés par des longes à des piquets en fer, campaient en plein air pendant que leurs maîtres s’attardaient au jeu. C’était là que les mineurs achevaient leurs chargemens ; sur les bâts s’entassaient les sacs de farine, caisses, outils, vêtemens à destination de l’intérieur ; les hautes mules mexicaines richement caparaçonnées, les lourds wagons de San-José, de Santa-Clara, attelés de bœufs, encombraient la Plaza. Après les grandes pluies, l’accès en était difficile. Les sentiers qui y aboutissaient se métamorphosaient en fleuves de boue, dans lesquels les piétons imprudens enfonçaient jusqu’à la ceinture. Dans la rue Montgomery elle-même, artère principale de la ville, la viabilité était telle qu’en février 1849 deux chevaux s’embourbaient sans qu’on pût les dégager. Ils moururent là. Trois individus, quelques jours plus tard, périrent au même endroit.

D’organisation municipale il n’en était pas encore question; aussi les bandits expulsés des mines affluaient-ils tous à San-Francisco. Promptement ils se concertèrent, et l’on assista au singulier spectacle