Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/206

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cet homme raisonnable parla si bien qu’on l’enferma dans la tour de Saint-Marc. Quand il en fut sorti, il courut à Constantinople, où il déclara au mufti que sa religion était un ramas d’impostures et de contes de ma mère l’Oie, que si l’archange Gabriel avait réellement apporté de quelque planète les feuillets du Koran à Mahomet, toute l’Arabie l’aurait vu descendre. À peine eut-il prononcé ces paroles qu’il fut empalé, et cependant, nous dit son biographe, il avait eu toujours raison. Comme lui, nous avons la fureur de raisonner, et comme lui, nous nous exposons à de fâcheux accidens. On nous persuade aisément que la ligne droite est toujours le chemin le plus court, et il arrive quelquefois qu’en marchant droit devant nous, nous rencontrons le mur. Quand donc comprendrons-nous que l’amour déréglé de la raison peut devenir une superstition aussi puérile et aussi dangereuse que toutes les autres ?

Outre les gens qui raisonnent trop bien, le protectorat a encore pour ennemis tous les gens d’affaires persuadés que les pays conquis sont destinés à leur servir de proie et tous les amateurs de fonctions publiques qui, n’ayant pas trouvé de places en France, seraient bien aises d’en trouver ailleurs. Les gens d’affaires, accourus en Tunisie pour y chercher fortune, se sont heurtés contre le mauvais vouloir d’un résident et de directeurs généraux qui se croyaient tenus de défendre contre leurs fougueuses fringales le trésor du bey, son domaine et celui des mosquées. Très marris de cette aventure, ils ont rempli le monde de leurs doléances et de leurs accusations. Ils reprochaient à nos fonctionnaires tunisiens « leurs scrupules exagérés ; » ils auraient dit volontiers à notre résident ce que disait la marquise de Villette en colère à sa cousine Mme de Maintenon : « Vous voulez jouir de votre modération et que votre famille en soit la victime. » On pourrait leur répondre que, si nos fonctionnaires tunisiens avaient eu moins de scrupules, le budget du bey serait peut-être en déficit et que nous serions condamnés à boucher les trous.

Quant aux chercheurs de places et de fonctions publiques, ils ont maudit un régime qui conservait leurs emplois aux indigènes et qui n’avait créé que quelques postes très laborieux de contrôleurs civils, tenus de parler l’arabe et de savoir beaucoup de choses que les paresseux n’aiment pas à apprendre. Dans le discours qu’il prononça devant la colonie française, le jour de la fête nationale du 14 juillet 1885, M. Cambon disait : « Notre politique n’est pas du goût de tout le monde, et certaines personnes réclament l’annexion immédiate de la Tunisie… Les charges de l’annexion seraient telles, pour le budget français, qu’aucun homme politique n’oserait la proposer et qu’aucun parlement n’oserait la voter. Elle imposerait à la France une dépense minima de 30 millions par an… J’ai fait le compte des fonctionnaires