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et employés de la province de Constantine, qui égale en étendue la régence de Tunis ; ils sont au nombre de plus de quinze cents. C’est environ le nombre des Français actuellement établis en Tunisie. Peut-on doubler chaque colon d’un employé de l’état ou donner des emplois à tous les colons? » Nous sommes presque certains que, parmi les colons auxquels il s’adressait, plus d’un n’eût rien trouvé d’exorbitant dans cette mesure. Tous colons et tous fonctionnaires, si ce n’est pas le parfait bonheur, c’est quelque chose qui lui ressemble.

Le régime du protectorat doit compter aussi avec un autre genre d’opposition, beaucoup plus respectable, mais encore plus dangereuse; la malveillance sourde ou déclarée de l’armée et de ses chefs lui crée souvent de redoutables difficultés. Il y a pour une armée, comme on l’a dit, deux périodes dans toute entreprise coloniale : la période de la conquête, des exploits, et celle des sacrifices et de l’abnégation. Il est dur pour un général de se dessaisir des clés d’une place que sa valeur a conquise et que ses soldats ont arrosée de leur sang. Il faut peu à peu céder le pas au pouvoir civil. Les susceptibilités sont en éveil, les froissemens, les conflits sont inévitables. Dans les premiers temps de notre installation en Tunisie, l’armée s’honora par les sacrifices qu’elle fit, sans se plaindre, à l’ordre public. Le commandant du corps d’occupation abandonna au bey la nomination des fonctionnaires indigènes, en se réservant seulement le droit de lui désigner ses candidats. Il souffrit que le contrôle civil se substituât par degrés aux bureaux militaires, qui, sous le nom de bureaux de renseignemens, avaient pris en main l’administration locale.

Tout allait bien; mais, s’il suffit d’un homme pour faire de grandes choses, il suffit aussi d’un homme pour tout gâter. L’ère des concessions mutuelles ne tarda pas à se clore. Une étoile rouge et menaçante venait de se lever subitement sur la régence. Un vaillant et brillant général, qui ne commande pas toujours à son imagination et qui mêle volontiers aux affaires sérieuses un peu de mise en scène, avait débarqué dans les états du bey. Il y apportait la conviction que le pouvoir civil était impuissant à maintenir l’ordre dans la Tunisie, qu’elle avait besoin d’un sauveur, et on le vit aller, venir, se promener parmi les tribus, cherchant partout quelque chose à sauver; mais partout régnait une tranquillité désolante et un ordre désespérant. On connaît des sauveteurs capables de jeter les gens à l’eau pour avoir le plaisir de les repêcher; il arrive aussi quelquefois qu’à force d’annoncer des événemens, on finit par les créer. Peu s’en fallut que, par une proclamation aussi intempestive que provocante, M. le général Boulanger n’ameutât contre nous toute la colonie italienne, envers qui nous avons des devoirs de ménagemens et d’équité.

En même temps, il ouvrait contre la résidence une campagne de