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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/218

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peine que l’art ne doive pas tout représenter, ni l’écrivain tout dire, il est bien difficile, mais surtout bien téméraire, de vouloir marquer avec exactitude où leur droit à tous deux se termine, et où leur liberté commence. Les précieuses, qui étaient du monde, et du beau monde, en général; et, depuis les précieuses, les femmes qui leur ont succédé, pendant plus d’un siècle et demi, dans la direction de l’esprit littéraire, ont cru trop aisément que la liberté de l’art et de l’écrivain trouvait ses bornes dans leur caprice, et que le monde, « le vaste monde » n’était ni plus étendu, ni plus divers que ce qu’il en pouvait tenir, en hommes et en femmes, dans leurs ruelles ou dans leurs salons. Il est résulté de là plusieurs conséquences, dont elles doivent supporter le reproche, et que je vais essayer d’indiquer en courant.

Je ne leur fais point un si grand crime de leurs façons de parler souvent bizarres, mais quelquefois heureuses, et toujours amusantes. On a bien déraisonné là-dessus. Elles ont peut-être appauvri la langue de quelques vocables énergiques et de quelques tournures naïves, mais, tout compte fait, elles l’ont enrichie de presque autant de mots ou d’expressions nouvelles qu’elles lui en ont enlevé d’anciennes. Et puis ce n’est pas elles qui ont inventé ces métaphores dont s’est moqué Molière : « Je vais pêcher dans le lac de ma mémoire avec l’hameçon de ma pensée, » ou encore « sur la place publique de votre attention je vais faire danser l’ours de mon éloquence; » et celles-ci, en particulier, sont du plus beau temps de la renaissance italienne. Qui ne sait d’ailleurs qu’il y a pour le moins autant de concetti dans un drame de Shakspeare que d’antithèses dans une lettre de notre Balzac ? Et comme le seicentismo des Italiens ou l’euphuisme des Anglais, le cultisme d’Antonio Perez et de Gongora n’a-t-il pas précédé dans la littérature européenne celui du marquis de Mascarille et du vicomte de Jodelet? Euphuisme, ou cultisme, ou de quelque nom qu’on l’appelle, c’est une maladie du langage, qui peut quelquefois s’étendre jusqu’à la pensée, qui ne s’y étend pas toujours; que d’ailleurs, pour en bien parler, il faudrait peut-être étudier plus sérieusement qu’on ne l’a fait, plus scientifiquement, et dont les effets ressemblent souvent de bien près à ceux de l’épanouissement naturel du pouvoir créateur des langues. Qu’il soit ridicule, pour me faire asseoir, de m’inviter « à contenter l’envie qu’un fauteuil a de m’embrasser, » je n’y contredis certes pas; mais, puisque l’on dit couramment qu’un fauteuil a des bras, je demande à quel moment précis de ses transformations une métaphore cesse d’être ingénieuse pour devenir ridicule. On ne s’est point assez soucié de le savoir, ni même de le rechercher.

Ce qu’il faut reprocher aux précieuses, c’est, en constituant le langage des honnêtes gens, et pour le constituer, d’avoir aggravé la différence qui sépare partout la langue littéraire de la langue populaire. Nous n’avons pas en France, on le sait, de littérature populaire;