Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/226

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par goût. Mais les femmes y mettent leur âme même, leur invincible désir de plaire, toute l’abondance et toute la vivacité de leur conversation. Elles ne se contentent point de dire les choses, elle les redisent, et en vingt manières, dont chacune ajoute quelque chose d’inattendu à l’agrément des autres. Leur naturel n’y coule point de source, il est acquis, elles le doivent à l’usage du monde; ou plutôt, c’est leur naturel que de ne l’être pas et de faire avec aisance, avec bonne humeur, avec simplicité ce que les hommes ne font qu’avec embarras, gaucherie ou lourdeur. Comme le monde est leur élément et que les salons sont leur univers, elles ne sont vraiment et absolument femmes qu’en entrant dans le monde et en régnant dans les salons. On retrouve donc dans leurs lettres, et cet art « de détourner les choses, » qui fait le fond de la conversation mondaine; et ces métaphores ou ces périphrases, « dont on n’use point communément, » qui leur servent à déguiser ce qu’elles ne peuvent dire crûment; et cet « esprit de politesse » qui les avertit en toute circonstance de s’arrêter à temps ; et cet enjouement qui inspire « une disposition à se divertir de tout et à ne s’ennuyer de rien. » En émancipant les femmes, l’esprit de société leur a permis d’être elles-mêmes, elles ne sont sans doute elles-mêmes qu’autant qu’elles diffèrent des hommes ; et c’est dans le genre épistolaire, comme étant le plus à leur portée, qu’en mettant ces différences elles ont mis leur originalité. Quelques hommes d’esprit, prompts et vifs comme elles, ont réussi quelquefois à leur en dérober quelque chose, Voltaire, par exemple, et, — si du moins sa pente était moins forte vers la grossièreté, pour ne pas dire davantage, — l’auteur des Lettres à Mlle Voland.

Il ne faut pas douter non plus que la pénétration de nos moralistes se soit comme aiguisée au contact des femmes, dans l’atmosphère subtile des salons. Sous l’uniformité de l’allure et sous la correction extérieure de la tenue, c’est devenu de bonne heure une malicieuse occupation que de chercher à découvrir et reconnaître les nuances. La Rochefoucauld et La Bruyère, au XVIIe siècle, y ont particulièrement excellé; Rivarol et Chamfort, un peu plus tard, vers la fin du XVIIIe. Combien souvent « la gravité est un mystère du corps, inventé pour cacher les défauts de l’esprit, » nous ne le saurions pas peut-être sans La Rochefoucauld, et lui-même ne s’en est aperçu qu’en admirant dans le salon de Mme de Sablé ou chez Mme de La Fayette la sottise d’un magistrat ou la majestueuse nullité d’un évêque. Qu’un homme sans élévation « ne puisse avoir de la bonté, comme l’a remarqué Chamfort, mais seulement de la bonhomie, » c’est encore de ces nuances qu’à peine saurait-on discerner dans l’usage de la vie quotidienne : elles y sont trop imperceptibles, l’occasion et le loisir font défaut pour les observer. Grâce à la vie de salons et de cour, c’est ainsi que nos moralistes,