Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/230

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

oser les toucher. Car la plupart de nos grands écrivains ont bien secoué le joug de cette discipline, et il est clair qu’ils ont bien fait, mais il sera toujours furieusement délicat, comme disaient nos précieuses, de les vouloir imiter en ce point. Voltaire même, qui a tant osé, n’a pas eu cette audace, ou du moins ne l’a eue que sur l’exemple de Rousseau. C’est que, pour se révolter contre les conventions, il faut être bien sûr d’avoir du génie, ou du moins il faut l’être d’avoir à publier des vérités bien nouvelles, de parler dans une bien grande cause, d’agir au nom de bien grands intérêts. Et, puisque l’on voit que l’un est aussi rare que l’autre, le mieux encore est de suivre les traditions quand elles ont été fixées, comme c’est ici le cas, par les plus honnêtes gens qui nous aient précédés, qu’elles sont conformes d’ailleurs au génie de la race, et qu’elles ont enfin assuré dans le monde l’empire de l’esprit national.

Pour toutes ces raisons, souhaitons donc, en terminant, avec M. Jacquinet, dans l’intéressante Introduction qu’il a mise à son Recueil de morceaux choisis, que son recueil même, et le plaisir que tout le monde prendra sans doute à le feuilleter, inspirent à quelqu’un l’ambition d’écrire cette Histoire de la société polie, dont une femme, à qui d’ailleurs les forces ont manqué, semblerait avoir eu l’idée la première, dont Rœderer, dans un livre curieux, et Victor Cousin, dans un livre bien connu, n’ont esquissé que les premiers chapitres, dont on pourrait tirer tout autre chose, et bien plus qu’ils n’ont eux-mêmes tiré. Conseillons seulement à ce futur historien de n’en pas croire un instant ce mélancolique Thomas, ni ce terrible Diderot, et, pour « écrire des femmes, » de ne pas s’aviser « de tremper sa plume dans l’arc-en-ciel » ou de secouer sur son écriture a la poussière des ailes du papillon. » En dépit des apparences, les faux-brillans ne conviendraient nulle part moins qu’en cette matière. Il y faut plus de goût que d’éclat ; de la finesse, nulle éloquence; autant de discrétion dans la louange que de modération dans la critique ; un style simple et tout uni. Et supplions-le surtout de se hâter, s’il ne veut pas attendre, pour écrire ce livre, qu’au train dont vont les choses nous ayons tout à fait perdu le sens et l’intelligence de ces mœurs à jamais disparues.


F. BRUNETIERE.