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pour ainsi dire les unes dans les autres, comme ces os dentelés qui s’engrènent pour former les sutures du crâne. Ni les mesures administratives, ni la douane, ni l’uniforme des gendarmes, ni les formalités du passeport ne suffisent à distinguer avec précision des contrées et des populations qui, de temps immémorial, sont naturellement indistinctes. C’est à peine si les institutions et les mœurs laissent apercevoir de légères différences. Le type et la langue, sauf d’insignifiantes nuances, ajoutent à la confusion et n’offrent que des indices incertains. Des deux côtés les habitans se ressemblent et se comprennent ; conséquence probable de la communauté d’origine. Vouloir tracer une ligne de démarcation entre des peuples voisins et des langues congénères est une prétention aussi chimérique que celle qui consiste à marquer les limites de la raison et de la folie. On peut circonscrire le domaine du basque, du bas-breton, du flamand, qui diffèrent essentiellement du français ; mais qui pourrait en faire autant pour les patois où l’on croit retrouver les dialectes perdus ? Nul ne saurait dire, même après avoir reçu mission de l’état : « Ici finit la langue d’oïl et commence la langue d’oc, » à moins de manquer de ce sens délicat qui perçoit les transitions. Ceux qui le possèdent ne procèdent pas selon la méthode géométrique, en ces matières ondoyantes où la précision n’est qu’un leurre. Les lignes tracées sur la carte de la géographie des langues sont fictives et de pure convention. La préoccupation d’exactitude peut donner lieu, dans l’espèce, à des conjectures plus conformes aux besoins d’un système qu’à la réalité des faits.

Si la théorie de Raynouard est fausse, comme il paraît, pourquoi la renouveler sous une autre forme ? Puisque les langues romanes ou novo-latines dérivent du latin, à quoi bon imaginer une langue lémosine ou limousine pour remplacer le provençal considéré comme source des variétés de la langue d’oc ? Puisque ces variétés émanent d’une source commune, qui est le latin, les prétentions du limousin valent exactement celles du provençal. Si l’on pouvait seulement les croire fondées, le gascon et le languedocien pourraient prétendre aussi à cette primauté imaginaire. Bien plus, le catalan, qui est le seul idiome de la langue d’oc au-delà des Pyrénées, serait fondé avec autant de raison à réclamer ses droits à la priorité. Aussi n’y a-t-il pas manqué, même après être devenu langue de si, par le contact de l’espagnol et de l’italien, qui l’ont pénétré, altéré, corrompu, quoi qu’en disent les Catalans. L’esprit d’autonomie et l’orgueil national ont influé plus que de raison sur les opinions courantes touchant l’origine et le développement de ce dialecte vivace de la langue d’oc. Après avoir soutenu qu’il dérivait du celte, — thèse insoutenable, — on a reconnu, non sans peine, son origine