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l’arc-en-ciel. Les vignerons criméens énumèrent avec orgueil les trois cents variétés de ceps qu’ils cultivent. Il en résulte une infinie diversité de vins ; nulle part au monde on ne pourrait faire pareille étude d’œnologie comparée. Les rouges sont inférieurs aux nôtres ; au contraire, les blancs sont excellens, ils peuvent lutter sans désavantage avec les crus similaires du Bordelais et de Hongrie ; et ils reviennent en Russie à moitié prix des vins étrangers, frappés d’un droit d’entrée exorbitant. Oui, mais il faut compter avec une manie dont l’industrie russe souffrira longtemps encore. On imagine peut-être que ces vins sont vendus sous une étiquette propre, sous les noms respectifs des localités qui les produisent ; pas du tout. Ils partent dans le commerce sous les noms consacrés de « Bourgogne, » de « Château-Lafitte, » de « Sauterne ; » quelquefois, pour se couvrir contre les poursuites possibles, on ajoute en caractères plus petits cette mention : (de Crimée). Ces vins, très naturels, sont englobés du coup dans la défaveur qui s’attache aux horribles falsifications débitées à l’étranger sous les rubriques susdites. Faute de confiance en eux-mêmes, faute d’oser avouer leur nom véritable, ils sont encore inconnus ou n’ont pas pris la place qu’ils méritent sur le marché européen. J’ai insisté sur ce trait, parce qu’il caractérise une des faiblesses de l’esprit national. Qu’il s’agisse d’industrie ou de littérature, le démon de l’imitation est le grand ennemi des Russes ; ils professent pour l’Occident un dédain théorique, corrigé par une docilité pratique ; l’Europe et tout ce qui vient d’Europe leur en impose. Écoliers émancipés d’hier, alors même qu’ils simulent la révolte, les Russes hésitent encore à être eux-mêmes, à consommer leurs produits et à penser à leur façon ; ils se disent supérieurs à leurs anciens maîtres, ils ne s’en persuadent pas, et cependant c’est vrai en plus d’un cas.

Un peu avant le bas de la côte, le vignoble cesse et fait place à un grand parc. Il faut s’y arrêter, on ne trouvera pas le pareil dans tout ce vaste verger qui est la Crimée, ni dans aucun jardin botanique de l’Europe. Yoursouf passe pour la plus ancienne propriété d’agrément dont on ait souvenir dans la presqu’île. Elle appartint d’abord au duc de Richelieu. Son possesseur actuel est un marchand de Moscou, servi dans ses goûts par une de ces fortunes colossales comme on en gagne à Moscou. Il est « général civil, » mais il conserve les habitudes et le costume classique de sa corporation, le kaftan moscovite. Cet heureux nabab vit dans une luxueuse forêt de platanes, de cyprès, de cèdres, de lauriers-roses, de magnolias, d’arbres de toute essence et de toutes fleurs, qui vont jusque sur la grève mêler leurs parfums aux senteurs de mer. On trouve là pêle-mêle les plantes du pôle et celles du tropique, le bouleau d’Olonetz à côté de lauriers-roses géans, tels que je n’en ai jamais