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sa note dans ce concert ; il sort des branches d’un vieux chêne ; c’est le clocher original où l’on a imaginé de suspendre les cloches de l’église.

Il y a quelques années, le palais d’Orianda a été détruit par un incendie. Le grand-duc a voulu que les matériaux de sa demeure fussent employés à la construction d’une église. Il s’est proposé de restituer avec la plus scrupuleuse exactitude l’architecture des anciennes chapelles byzantines de la Géorgie. Le prince me montre avec sa bonne grâce habituelle la décoration de mosaïque, confiée à Salviati, et tous les détails d’aménagement qui feront de cet édifice un bijou artistique. Tandis qu’il m’explique ses plans, je l’entends qui donne un ordre en turc au gardien et je lui marque ma surprise. Il me raconte la bizarre odyssée de son sacristain. C’est un ancien officier de l’armée ottomane : pris par les Russes au Caucase en 1854, il s’initia au christianisme durant sa captivité ; libéré à la paix, renvoyé à Constantinople, le Turc retourna bientôt en terre chrétienne pour se convertir et résolut d’entrer en religion. Les vœux étaient méritoires pour un homme à qui Mahomet faisait la vie facile. Cependant aucun monastère ne s’ouvrit devant lui. Il alla frapper à toutes les portes saintes, à Kief, au Caucase, au mont Athos ; nulle part les moines ne voulurent admettre ce circoncis. Rebuté partout, il revint de guerre lasse chez son protecteur, qui l’installa dans ce pieux emploi. Cet officier turc, sacristain d’une église orthodoxe, symbolise bien les deux mondes qui se touchent en Crimée, l’adhérence naturelle des Russes et des populations musulmanes, sous les faux dehors d’une lutte irréconciliable.

On ne se lasse pas d’errer dans ce bois. C’est à chaque pas une surprise nouvelle, un rideau qui s’entr’ouvre sur une vue lointaine, éclatante. En regagnant la route, j’atteins la pointe de rocher la plus élevée, couronnée par une rotonde à colonnade grecque. D’ici le regard embrasse la rade de Yalta et tout ce vide illuminé qui appelle. Des voiles partent au large, les pensées fuient parmi elles, voiles et pensées vont se perdre là où on ne sait pas. D’autres voiles se rapprochent, il semble que ces barques poussées vers des lieux si beaux doivent être chargées de quelque bonheur inconnu. Le veut leur manque pour arriver.

La route de poste quitte Orianda, s’élève, franchit le col qui sépare la vallée de Yalta de celle d’Aloupka et redescend sur l’autre versant. Elle traverse les villages tatars échelonnés à mi-côte, Gaspra, Myshore, Choréïs. Partout la gracieuse fontaine turque, chargée de versets du Koran, nichée dans un bouquet de platanes, centre de la vie publique ; des groupes de femmes respirent la fraîcheur alentour. Un chemin s’embranche sur la chaussée au-dessous de Myshore ; à travers les champs d’oliviers, abrités dans les tièdes