Demain, d’ailleurs, à la première minute du réveil, une petite lampe claire, inextinguible, la même pour tous, illuminera un instant leur pensée ; indépendante de l’estomac, et, comme je le crois, extérieure au mécanisme cérébral qui sert pour les communs usages, cette conscience du matin rectifiera sur un plan invariable leurs idées contradictoires ou mauvaises de ce soir. Il faut bien croire que ces boites sont réglées suivant un dessein préconçu, avec infiniment d’intelligence et de bonté. Il faut les respecter après en avoir ri. Oui, les arbres étaient plus majestueux d’apparence ; mais que c’est drôle et mystérieux, des hommes ! quelle sotte chose ! quelle sainte chose !
Aï-Petri, 20 septembre.
Apres le Tchatyr-Dagh, — le mont de la Tente, — nœud central du massif de Crimée, la dent de l’Aï-Pétri est la cime la plus élevée du Yaïla. Lille domine la vallée de Yalta, celle d’Aloupka, et tout le développement des côtes, depuis Foros jusqu’au-delà d’Yoursouf. Il faut y monter, non pas pour le plaisir de grimper, mais parce qu’aucune promenade ne montre mieux avec quelle rapidité et quelle richesse toutes les zones de végétation se succèdent sur la pente de ces montagnes ; et aussi parce qu’aucune route, ni dans le Liban, ni dans l’Apennin, n’offre des points de vue composés avec autant de variété, autant de magnificence. Le chemin de voitures, fort bien tracé, développe ses lacets durant 25 kilomètres, depuis Yalta jusqu’au sommet du plateau ; de là on atteint la dent après trois quarts d’heure de marche.
On laisse dans le bas de la vallée la vigne et les plantes méridionales. Sur les premiers contreforts, le sol pierreux et brûlé ne porte que des arbustes : aubépines, genévriers, églantiers, clématites sauvages. Un peu au-dessus, les plus d’Italie commencent : on a établi dans cet endroit une station sanitaire à l’instar d’Arcachon. À mi-hauteur, le chêne, l’érable, le tremble, se mêlent aux conifères. Encore quelques centaines de mètres, et aucune feuille ne vient plus égayer l’uniformité de la forêt noire. Pins et sapins sont d’une venue superbe ; leur masse obscurcit tout le vaste entonnoir dont on gravit les spirales. Cette mer sombre se déroule sous nos pieds ; l’autre mer, qui lui succède sans transition pour le regard, en paraît plus claire et plus dorée. Au tournant de chaque lacet, la vue change et s’étend, tantôt sur la rade de Yalta, tantôt sur Choréïs, Myshore, les tableaux de l’autre versant. Comme on approche du faite, le hêtre succède aux pins, vigoureux d’abord, puis rabougri et pelotonné sur les roches. Un dernier échelon et nous débouchons sur le plateau. La température tombe brusquement de 15 degrés ; plus d’arbres ni d’arbustes ; la steppe, une herbe