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rare que paissent des troupeaux, autour de lacs saumâtres. Nous rentrons en Russie. Avant d’atteindre l’Aï Pétri, on rencontre encore, dans un pli de terrain, quelques hêtres-nains, quelques airelles enracinées sous les pierres roulantes. Après, toute végétation disparaît. Je me trompe, je ramasse sur le rocher une anémone des Alpes. O la jolie petite fleur d’entre ciel et mer ! Elle a le cœur tout bleu, tout plein du reflet des deux seules belles choses qu’elle ait jamais vues. Premier chaînon de la vie, au sommet de cette pyramide du règne végétal dont nous venons de compter les assises, elle précède bravement le grand peuple forestier ; toute la sève de la terre aboutit à son calice, elle a pour soi toute seule les premiers rayons du soleil levant ; et comme elle ignore les lourdes puissances d’en-bas, elle croit sans doute que le monde est t’ait pour les anémones. Non, petite fleur, il est fait pour l’homme, qui le prend et t’emporte dans son pays lointain.

Nous arrivons au bord de la crête. On se couche en avançant la tête, car on aurait le vertige à moins. A 1,600 mètres en ligne droite au-dessous de nous, la côte, qui parait d’ici un mince cordon, développe sa ligne accidentée de caps et de golfes, ses palais et ses villages menus comme des joujoux. Au-delà, l’immensité de la mer, mouchetée de points noirs qui sont des paquebots. A quelques toises au-dessous du rebord, un grand pin s’est cramponné dans une anfractuosité du roc. En voyant ses frères, les mâts des navires, courir sur les vagues, éprouve-t-il le sentiment d’envie et d’aventure qui s’empare de l’homme en pareil cas ? Virgile le croyait : Casus abics visura marinos.

En face de nous, tout l’horizon du sud, tiède, baigné de clarté. La mer est soudée au ciel par un voile de brumes laiteuses, qui enveloppe les terres d’Asie. Un air chaud monte du précipice sur lequel nous sommes penchés. Cependant nous frissonnons aux morsures d’un vent glacial. Il arrive par derrière. C’est le souffle de la Russie. En se retournant vers le nord désolé, on croit la voir tout entière ; on croit sentir sa poussée formidable, accumulée durant des milliers de verstes, qui vient peser sur la muraille de Crimée. A partir de ce plateau et sans guère changer d’aspect ni de climat, la Russie court, nivelée, affranchie de toute barrière, jusqu’à la Mer-Blanche. Dans quelques jours, elle déroulera sa robe de neige jusqu’à la place où nous sommes. Le soleil ne lui dispute que cette bande de terre sous la montagne, mince frange d’or et de fleurs brodée au bas de la longue, triste robe blanche. Elle est arrêtée comme nous au bord de l’abîme, la Russie ; elle regarde la mer charmante ; de ce plateau, le Tentateur lui montre les royaumes de l’Orient ; à gauche, l’Arménie sous le Caucase, en face l’Asie-Mineure, à droite le Bosphore et un mirage étincelant, la coupole