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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/634

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fabrique en pays libre ; alors les gens puissans, au lieu de le tenir, seront à ses pieds. »

Certes, il serait injurieux pour Titien de lui appliquer à la lettre cet axiome et de comparer son atelier à une boutique. S’il est vrai que, dans la fin de sa longue vie, ne pouvant suffire aux exigences de ses cliens, il ait eu recours, comme tous ses confrères, à la collaboration de nombreux élèves, qu’il ait répété ou fait répéter nombre de fois ses tableaux célèbres, on sait aussi que nul ne conserva plus vif et plus profond jusqu’au bout l’amour de son art. La difficulté qu’il éprouvait à se séparer de ses toiles, ne les trouvant jamais accomplies à son gré, était proverbiale, et cette lenteur d’achèvement fut pour lui une cause de continuels ennuis. Ce souci de perfection et cette passion pour les retouches tournèrent même enfin à la manie. Un de ses derniers élèves, Palma le jeune, nous a transmis, sur ses façons de travailler, les plus précieux renseignemens. Il nous le montre commençant d’abord ses peintures par une application hardie d’une couche de couleurs servant de fond dans laquelle au moyen de trois couleurs, le rouge, le noir, le jaune, il indiquait les reliefs et les clairs « et faisait, en quatre coups de pinceau, apparaître la promesse d’une rare figure. » Ces ébauches faisaient l’admiration des amateurs et des artistes. « Ensuite, ajoute Palma, il retournait ses tableaux contre le mur et les y laissait parfois quelques mois sans les regarder, puis, lorsqu’il voulait y appliquer de nouveau le pinceau, il les examinait avec une rigoureuse attention, comme s’ils avaient été des ennemis mortels, pour voir s’il leur pouvait trouver des défauts. Et, à mesure qu’il découvrait quelque chose qui ne fût pas d’accord avec sa délicate conception, il médicamentait le malade comme un bon chirurgien, sans pitié pour lui, soit qu’il fallût arracher quelque tumeur ou excroissance de chair, soit qu’il fallût redresser un bras ou remettre en place une articulation… En attendant que ce tableau fût sec, il passait à un autre, recouvrant chaque fois de chair vive ces extraits de quintessence, les achevant à force de retouches, jusqu’à ce qu’il ne leur manquât plus que le souffle. Il ne fit jamais une figure du premier coup, ayant l’habitude de dire que l’improvisateur ne fait jamais un vers savant ni bien rythmé. »

Un travailleur de cette trempe resta donc toujours un artiste ; mais ce qu’on peut dire, c’est qu’à la différence de Michel-Ange, il ne fut qu’un artiste. De bonne heure absorbé par les préoccupations de son métier, trouvant dans les splendeurs de la nature et dans les réalités de la vie des joies assez intenses pour n’avoir point besoin d’en chercher dans le rêve, aussi indifférent à la philosophie qu’à la politique, acceptant, en vrai Vénitien, les choses telles qu’elles paraissent et les hommes tels qu’ils sont, il ignora les